Comment parler pour sauver les arbres ?
« Face à des agriculteurs conventionnels qui, pour la plupart, ne cachent pas leur mépris pour les mesures environnementales, qu’ils perçoivent comme une contrainte administrative imposée par des « fonctionnaires déconnectés de la réalité », il ne dispose que de sa parole pour convaincre. Comment parler pour sauver les arbres ? C’est la question que je me pose en observateur, pendant huit demi-journées à arpenter les champs de La Siouve en suivant Stéphane, et en l’écoutant plaider la cause des arbres sans qu’il ne dispense jamais de leçon d’écologie bocagère. Plus étonnant, les mots de paysage, de biodiversité, d’écologie ou d’environnement sont bannis de son vocabulaire. S’il parvient à se rendre audible auprès de ses interlocuteurs, c’est parce qu’il traduit les enjeux environnementaux dans le registre social et linguistique villageois et agricole. »
Dans un village où le remembrement a provoqué une « ambiance délétère, liée à des problèmes politiques locaux », Léo Magnin raconte comment Stéphane Hékimian de la Mission Haies Haute Auvergne organise une tardive bourse d’échanges d’arbres destinée à limiter les nombreux abattages qui accompagnent généralement cette opération délicate. La technique consiste à estimer la valeur des arbres présents sur les parcelles échangées afin que les propriétaires ne se sentent pas lésés et ne retournent pas leur vindicte contre les arbres, l’ancien propriétaire parce qu’il estime avoir trop donné, le nouveau parce qu’il estime n’avoir pas assez reçu (« Une fois que la procédure touche à sa fin, grosse des rancœurs accumulées tout au long des mois et des années passés, un curieux transfert s’opère : les contrariétés sociales se déchaînent sur les chênes et les frênes et, bien souvent, la jalousie des voisins ne trouve pas meilleur exutoire que l’abattage systématique des arbres. On « tombe les bois » pour ne pas perdre la face. »). Stéphane Hékimian a 3 « stratégies argumentatives ». D’abord, l’approche compréhensive : faire comprendre aux propriétaires que couper les arbres sans réfléchir va contre leurs intérêts et même leurs sentiments. Ensuite, la transmission d’un savoir technique : leur apprendre les trucs du métier d’estimateur d’arbres et de bois que bien peu connaissent. Enfin, le bluff réglementaire : la peur du gendarme et de l’administration, utilisée seulement en dernier ressort … Car « parler pour l’environnement revient, contre toute attente, à ne pas parler d’un point de vue environnementaliste, mais à faire saillir les prises sociales, professionnelles et techniques dont un type de public peut se saisir pour transformer l’environnement lointain de l’action publique en une réalité palpable et immédiate. Parler d’environnement n’est donc pas seulement parler de quelque chose, c’est aussi et surtout parler à quelqu’un ».
11 mars 2019