Ce qui nous manque le plus, c’est le courage d’accepter d’être fragiles
Dans ce texte rédigé au lendemain de la démission de Nicolas Hulot, Olivier Abel rappelle que l’écologie « n’est pas le nom d’un problème cosmétique, d’un luxe environnemental, d’un souci pour se préserver soi dans son cocon protégé » mais « l’autre nom pour dire l’extrême vulnérabilité de nos corps vivants ». Et que les obstacles (dont « l’ornière sécuritaire et identitaire qui nous obsède et qui nous leurre ») ne manquent pas si l’on veut que l’humanité prenne le virage à temps.
Le climat flambe, les ressources planétaires se raréfient, les guerres et migrations se préparent, se multiplient. Comment l’opinion publique se confronte-t-elle à ces questions prioritaires, comment en établit-elle la hiérarchie ? Lesquelles sont mises en avant par les gouvernances, économiques, politiques, médiatiques ? En 1992, dans les pages de Libération, je formulais l’espoir que la question écologique prenne bien vite le pas sur la question de la protection identitaire et sécuritaire, imposée par le Front National (1). Ce dernier avait déjà pris le leadership politique en mettant la main sur la question dominante, qui oriente depuis des décennies tout le champ politique. Or le maître de la question est le maître du champ des réponses, qui sont sommées d’y répondre, et qui en restent captives. C’est cela qui aurait dû changer, mais on dirait que le disque est rayé. Tout se passe comme si nos sociétés anxieuses faisaient tout pour se cacher l’urgence des questions.
C’est peut-être justement que la réponse aux pouvoirs totalitaires du 20e siècle, avec l’insistance sur la démocratie et les droits de l’individu, a finalement généré un immense affaiblissement politique, notamment sur la gouvernance à moyen et long terme. Or cette faiblesse est très dangereuse dans une époque comme la nôtre, une époque de périls mais aussi de réorientations nécessaires face aux fractures migratoires et sociales, aux sociétés qui se défont en abandonnant leur pays, et face aux périls écologiques planétaires.
L’éboulement, c’est que les problèmes ne sont jamais résolus, mais qu’en s’entassant, ils s’éboulent et forment de nouveaux problèmes — qui font oublier les anciens.
Nous sommes en train de découvrir que l’écologie n’est pas le nom d’un problème cosmétique, d’un luxe environnemental, d’un souci pour se préserver soi dans son cocon protégé : c’est l’autre nom pour dire l’extrême vulnérabilité de nos corps vivants. Il y a l’effondrement de la biodiversité qui s’accélère et qui va frapper de plein fouet notre écosystème, nos formes de vie, indissociablement liées à tant d’autres que nous ne soupçonnions même pas. Il y a aussi l’affaissement des socles du développement industriel, l’épuisement du pétrole et des minéraux de base, pour lesquels nous n’avons pas d’observatoire indépendant capable de nous dire où nous en sommes vraiment de nos ressources. Il y a l’urgence de plus en plus brutale des dérèglements climatiques. Tout cela n’est pas la fin du monde, mais c’est ce que j’avais jadis appelé un éboulement (2).
L’éboulement, c’est que les problèmes ne sont jamais résolus, mais qu’en s’entassant, ils s’éboulent et forment de nouveaux problèmes — qui font oublier les anciens. Nous commençons déjà à être pris dans l’éboulement de nos modes de vie sous le poids des nouveaux problèmes issus de nos grandes et belles solutions. Il est certain qu’il y a encore de grandes ressources technologiques mobilisables ! Si l’on parvenait à les mettre massivement en marche, le gros paquebot de l’humanité saurait encore prendre son virage. Mais les obstacles sont nombreux.
Le premier est que les puissants pensent trop souvent qu’ils pourront toujours se sauver tout seuls, en abandonnant le reste de la planète. Certains accumulent des réserves de pétrole pour quand il n’y en aura plus, car l’important sera d’être les derniers à en avoir ! D’autres préparent leur exode transhumain, car notre monde est pour eux déjà fichu, et comme l’annonçait récemment le film Insterstellar « il ne s’agit pas de sauver le monde mais de le quitter ». La crise en ce sens attise le cynisme d’un néo-capitalisme prédateur, aligné sur une rentabilité court-termiste, parasite mortel d’une économie de marché productrice et solidaire, mais qui doit par ailleurs s’inscrire dans les limites d’une écologie soutenable, et ne pas oublier sa tige transcendantale, condition de toute économie possible, qui est la capacité des humains, dans leur corporéité vulnérable, à faire vibrer leur mille manières d’habiter et de cohabiter.
Le second est justement que nous avons une image de la vie bonne, réussie et digne d’être vécue, qui présuppose des normes et standards de vie, devenus pour nous des conditions normales, au moment où elles commencent à passer au-dessus de nos moyens personnels, collectifs, et planétaires. Ces standards de vie ont façonné notre imaginaire, et cela entrave gravement nos capacités à vivre heureux, à réinventer des formes de vie plus sobres, plus diverses, plus créatrices — moins soumises à l’impératif consumériste de la comparaison, du libre choix parmi des options, de ce libre-conformisme qui manage nos sociétés et jusqu’à notre imaginaire moral — par lequel nous ne cessons d’humilier tous ceux qui ne parviennent pas à se mettre à ce format, et qui rêvent de nous imiter, sinon de nous piller.
On a beau tenter de compliquer ce schéma, cette opposition ne cesse de se durcir, depuis des décennies, dans toute l’Europe ; elle écrase l’espace politique dans l’alternative entre une technocratie néo-libérale et des démagogies populistes, qui se renforcent mutuellement dans leurs ornières.
Le troisième obstacle est interne à l’écologie politique elle-même, quand elle s’avance avec un discours de vérité imposable et univoque, comme s’il y avait une seule politique écologique possible, comme si par exemple la protection écologique d’un environnement local n’était jamais en conflit avec un intérêt écologique plus global. L’écologie politique est un immense théâtre de contradictions, de conflits selon les échelles géographiques et les échéances temporelles prises en considération. Elle demande la constitution de nombreuses instances de négociations entre des perspectives et des questions hétérogènes, irréductibles à une seule unité de mesure. Elle suppose des citoyens ayant intériorisé cette pluralité des voix qui partagent chacun d’eux, de manière à allier le plus possible la capacité délibérative et la capacité à trancher, à opter pour la moins mauvaise solution. Bref, comme on dit, elle est complexe.
Pendant ce temps là le débat politique tend à tout simplifier, de façon manichéenne. Bousculant le vieux clivage droite-gauche, Emmanuel Macron avait réussi à rassembler le camp de la société ouverte, des individus flexibles, sans attaches, libres et émancipés. Mais aujourd’hui sans doute Laurent Wauquiez voudrait-il en face rassembler le camp des enracinés, des fidèles, en raflant les voix de la droite catholique, des ruraux, etc. On a beau tenter de compliquer ce schéma, cette opposition ne cesse de se durcir, depuis des décennies, dans toute l’Europe ; elle écrase l’espace politique dans l’alternative entre une technocratie néo-libérale et des démagogies populistes, qui se renforcent mutuellement dans leurs ornières (3).
Le discours de l’ouverture s’est appuyé sur l’idée des Lumières d’une émancipation radicale, qui fut longtemps notre moteur moral et politique, notre levier de critique sociale, notre grand récit collectif. Mais ce rêve d’ouverture, enfonçant toutes les barrières par l’obligation de l’échange, s’est transformé en cauchemar, faisant de l’ouverture une doctrine totale, sinon totalitaire : c’est l’impératif bien formulé par Jean-François Lyotard : « Soyez commensurables ou disparaissez ». Il nous faut comprendre que si l’humanité a besoin d’échanges et d’ouverture, elle a aussi besoin de clôtures, de frontières, de tout qui ne se change pas comme de chemise. Pour rester vivante, une culture a parfois besoin d’être un peu sourde aux autres, disait Lévi-Strauss. Il faut donc trouver sur tous les registres une dialectique plus fine de l’ouverture et de la fermeture (4).
Il faut aussi compliquer l’éthique de l’émancipation, par principe inachevée et infinie, par une éthique de l’attachement. En effet, il a longtemps fallu, et il faut encore se battre contre les servitudes, et notamment ce que La Boétie appelait la servitude volontaire. Mais aujourd’hui, il faut aussi se battre sur un autre front, celui de l’exclusion, et ce qui en fait le cœur, l’auto exclusion, la déliaison généralisée, la solitude volontaire. Il nous faut retrouver le sens d’une solidarité entendue comme une fraternité non pas clanique sinon mafieuse mais anonyme, au travers des institutions justes. Il y a actuellement dans nos sociétés une profonde incapacité à tenir les liens, un profond scepticisme du lien, une impuissance à tenir les engagements, à respecter loyalement les institutions communes.
C’est pourquoi il nous faut en même temps la liberté de se délier et le sens du lien fidèle, qui ne lâche pas pour un oui ou pour un non. En plaçant en tête de nos questions les urgences écologiques, la précarisation des humains dans un monde trop souvent inhabitable, le sens de la pluralité des libres attachements, le souci des ressources planétaires et de la biodiversité, les mutations énergétiques et technologiques qui réorientent notre recherche et notre industrie, en regardant en face les immenses défis qui nous attendent, et qui attendent nos enfants, on sortirait enfin de l’ornière sécuritaire et identitaire qui nous obsède et qui nous leurre. Ce qui nous manque le plus, c’est le courage d’accepter d’être fragiles. Bardés de protections de toutes sortes, nous ne sentons plus ce que nous faisons. Déprotégeons nous !
(Illustration : centre spatial de Cape Canaveral)
(1) Interrogation écologique et responsabilité politique, Olivier Abel, Libération, 10 avril 1992.
(2) Ce n’est qu’un éboulement, Olivier Abel, La Croix, juillet 2003, et Esprit, mai 2007.
(3) Rationalité et irrationalité en politique, Olivier Abel, Monde diplomatique, mars 1986.
(4) Sociétés closes, sociétés ouvertes, le problème de la démocratie, Olivier Abel, in Turquie, Europe, le retour des nationalismes, L’Harmattan, 2010.