Prêcher pour une décroissance généralisée
Pour lutter contre «la tentation de la toute-puissance» et pallier les manques d’un État qui n’est «plus en capacité de gouverner la société dont il a la charge», le pasteur Jean-Pierre Rive (interrogé par Frédérick Casadesus) prône une décroissance qui n’est pas seulement une façon d’arrêter la «course à la frustration» en matière de consommation, mais un nouveau mode de penser l’économie, l’organisation des territoires et notre rapport au savoir.
Entretien publié sur Le blog de Frédérick Casadesus.
Rompre avec les illusions de la course à l’infini. Devenir enfin raisonnables, à tout le moins plus sobres, afin regarder le monde sous un autre jour. Bien entendu, l’inflation fait baisser le pouvoir d’achat de nos concitoyens, ce qui provoque leur colère et nourrit leur désir d’un retour à la prospérité telle qu’elle fut réalisée durant les années cinquante et soixante.
Mais ne vaudrait-il pas mieux concevoir une société plus sobre et, par conséquent plus juste ? En résumé, ne vaudrait-il pas mieux promouvoir la décroissance ? En lisant ce dernier mot, certains d’entre vous s’offusquent déjà, priant Max Weber de revenir sur terre. Mais enfin, de tous temps les protestants ont cultivé la diversité de leurs convictions, de leurs projets, de leurs programmes.
Alors, tandis que le pape François bouscule les consciences en rappelant combien l’accueil des étrangers est un devoir humanitaire, il nous semble important de donner la parole au pasteur Jean-Pierre Rive, qui publie Traversées libératrices (1). Rencontre avec un homme engagé pour qui l’éthique protestante ne se limite pas à défense du capitalisme.
«Selon moi, la décroissance n’est pas qu’un projet, mais la prise en compte de la réalité, nous explique-t-il en préambule. Si je prêche pour elle c’est parce que je pense qu’elle vient, qu’elle s’impose, que nous allons devoir compter avec elle, et que le mieux que nous puissions faire, c’est de l’anticiper. Je pense que nous devrions nous adapter le plus vite possible afin de ne pas subir un inévitable déclin.»
Dans l’esprit de Jean-Pierre Rive, la décroissance pourrait s’appliquer de façon positive dans trois domaines: l’économie, l’organisation des territoires, enfin notre rapport au savoir.
«Il est évident, depuis longtemps que la société de consommation n’engendre qu’une course à la frustration, dit-il. Mais réduire la décroissance à ce secteur serait l’appréhender de façon répressive et pauvre. Qui ne voit que l’État, parce qu’il n’a plus la bonne taille – pour employer l’un des concepts favoris du philosophe Olivier Rey – n’est plus en capacité de gouverner la société dont il a la charge ? Un grand nombre de décisions gagneraient à être initiées puis conduites par les communes ou les structures intercommunales, suivant le principe de subsidiarité dont nos concitoyens sont friands. Je pense enfin que nous gagnerions à renouer avec un savoir ancestral.»
À cette évocation, vous pensez peut-être que Jean-Pierre Rive associe la décroissance à quelque retour en arrière. Il n’en est rien.
«Le progrès technique, dans le domaine médical, permet de soigner de façon remarquable, mais cela ne doit pas nous entraîner à mépriser les connaissances traditionnelles que les peuples se transmettent, y compris, dans certains cas, de manière incompréhensible pour un esprit guidé par le seul rationalisme, observe-t-il. En Afrique, on assume que des liens mystérieux se tissent entre les êtres d’une même famille; dans les Cévennes, des sourciers trouvent de l’eau là où les hydrologues prétendent qu’il n’y en a pas.»
«Le sens d’une responsabilité collective»
Nous voici loin des politiques publiques ou des équilibres financiers qui régissent les organisations internationales. Mais c’est précisément l’originalité de la pensée de Jean-Pierre Rive, qui conçoit la promotion d’une meilleure répartition des richesses comme l’un des rouages d’un rapport au monde inédit.
«Nous devons retrouver l’humilité, la ferveur des joies simples, nous déclare-t-il. Pour y parvenir, il me semble essentiel de revenir à l’Évangile; nous devons lutter contre l’Hubris, la tentation de la toute puissance. Il ne s’agit donc pas de réprimer les désirs ou les ambitions de nos concitoyens, mais de les encourager à la juste mesure, ce qui est tout différent. Nos Églises ont parfois négligé, voire oublié les vertus de la frugalité. Mais les crises récentes, je pense en particulier aux périodes de confinement qui nous ont été imposées par l’épidémie de Covid, ont montré que nous pouvions adapter notre mode de vie, renoncer à un consumérisme forcené.»
Les objections ne manquent pas vis-à-vis d’un tel point de vue. Quand Jean-Pierre Rive demande à l’État de déléguer davantage aux collectivités locales ses responsabilités, comment ne pas lui rétorquer que nombre de nos régions souffrent de la disparition ou de la diminution des services publics? À cela, le pasteur apporte des réponses en forme de pistes d’avenir:
«Il n’est pas question de démanteler ce qui nous permet de vivre ensemble, mais de mieux nous mobiliser. Ainsi, plutôt que de soutenir une approche sécuritaire de la police – au risque d’épuiser des effectifs en toute occasion sollicités – nous gagnerions à réhabiliter le civisme comme instrument de vie collective et réintroduire le contrôle social dans nos pratiques. En n’osant plus dire aux gens qu’ils se comportent mal, on oblige la police à intervenir au moindre geste. Nos communautés doivent réapprendre le sens d’une responsabilité collective pour bien vivre ensemble.»
On touche ici à la conception protestante de la citoyenneté, chaque individu devant assumer sa place, contribuer au bon fonctionnement de la société.
Rien ne dit que nous soyons capables d’une telle prouesse. Organisé suivant des principes monarchiques ancestraux, notre pays demeure trop dépendant de l’État pour verser, du jour au lendemain – que pèse un demi-siècle à l’échelle de l’histoire ? – dans un système où les pouvoirs locaux tiendraient la bride.
La manière française, «loin d’être la plus pacificatrice» (Pascal Ory)
L’historien Pascal Ory, de l’Académie française, propose une belle analyse de notre histoire politique en publiant Ce cher et vieux pays (2).
Il souligne que
«l’une des instrumentalisations les plus remarquables dont dispose une nation pour affirmer sa particularité et, paradoxalement, son unité, tiendra toujours dans l’agencement de ses divisions, généralement sur le mode de la bipolarité. La manière française n’est pas la plus ancienne qui soit, et elle est surtout loin d’être la plus pacificatrice: la Suisse des «Paix nationales», l’Allemagne dès la Paix d’Augsbourg ont posé dès le XVIème siècle des solutions pacifiques qui confirment à rebours le style français: elles furent possibles parce que ces deux pays étaient politiquement décentralisés.»
La culture de la Réforme a-t-elle un avenir chez nous ? La fatalité n’est pas du goût des protestants. Voilà pourquoi, porté par une confiance tranquille, Jean-Pierre Rive nous invite à l’innovation politique et sociale. Avec sobriété.
Illustration: rayon eaux minérales dans un supermarché (photo Lionel Allorge, CC BY-SA 3.0).
(1) Éditions des Lumières en Cévennes, 90 pages, 10 €.
(2) Gallimard (Tracts), 39 pages, 3,90 €.