Législatives: le choc du premier tour - Forum protestant

Législatives: le choc du premier tour

«Il pense que le métier politique lui est acquis» … Pour le philosophe Lucien Jaume (interrogé par Frédérick Casadesus), les «talents du chef de l’État» se sont retournés contre lui et permis au parti de Marine Le Pen («une formation étrange qui a su faire sa mue et rallier les mécontents de toutes les catégories sociales») d’espérer arriver au pouvoir. Et quand, lors de ce premier tour, un assesseur se moque du «drôle de cocktail» que sont les origines d’un électeur, c’est le signe que cette perspective permet de s’affranchir du respect des autres.

Entretien et chronique publiés sur Le blog de Frédérick Casadesus.

 

Selon le ministère de l’Intérieur, à l’issue du premier tour des élections législatives, le Rassemblement national et ses quelques alliés se trouvent en tête, avec 33,15% des voix; le Nouveau Front Populaire obtient 27,99%, la majorité présidentielle 20,04%, les Républicains 10,23%. Pour la première fois, l’extrême droite emporte une élection démocratique. Il reste encore un tour et nul ne peut prédire la victoire définitive du RN. Cependant, cette avancée, qui confirme le succès du scrutin européen, suscite des questions. Comment comprendre que des citoyens si attachés aux libertés fondamentales se laissent gagner par une telle formation politique ?

Lucien Jaume, philosophe de la politique, identifie plusieurs éléments pouvant expliquer la percée du Rassemblement national, au premier rang desquels le tempérament du président, l’usage qu’il fait de nos institutions, les problèmes de niveau de vie, l’effacement des services publics.

 

La percée du RN, le tempérament d’Emmanuel Macron…

«Parmi les talents du chef de l’État, il y a qu’il est plutôt un acteur qui adore le théâtre et surtout que c’est un joueur, et non pas un homme muri dans la politique, estime Lucien Jaume. Il adore tenter des coups, séduire les gens, faire un pari sur ses capacités à convaincre et vaincre. Pur produit de nos grandes écoles, il incarne ce que l’on fait de mieux dans le genre, mais il pense que le métier politique lui est acquis. C’est une funeste erreur, car un vrai politique doit avant tout savoir être rusé, faire preuve de prudence et de patience, toutes choses qu’Emmanuel Macron ne semble pas goûter.»

Le philosophe considère de surcroît que le président, comme ses deux prédécesseurs, a réduit la fonction de Premier ministre à la simple exécution d’une politique.

«Le quinquennat joue bien entendu son rôle dans cette affaire, alors que la constitution de la Ve République avait été élaborée pour répartir l’action du long terme (attribuée au Président) et l’action au jour le jour devant la majorité parlementaire (le rôle du Premier ministre), dit-il. De ce fait, le Président est atteint aussitôt que le gouvernement rencontre un problème.»

 

La baisse du pouvoir d’achat, l’augmentation des inégalités

Pour notre interlocuteur, la confusion dans notre vie publique est aggravée par la hausse des prix de l’énergie, la réduction du pouvoir d’achat, la difficulté à vivre de façon satisfaisante alors que les inégalités ne cessent de se creuser. «Les déserts médicaux, l’effacement des services publics de base – tels que La Poste ­– donnent aux gens qui vivent hors des grandes villes le sentiment qu’ils sont abandonnés», note encore Lucien Jaume.

Comme tous les analystes politiques l’ont souligné, la stratégie du «en même temps», si séduisante, a accrédité le sentiment que la seule alternative possible était située aux extrêmes. Or, Emmanuel Macron s’est surtout efforcé de briser la droite, assuré que la gauche ne parviendrait jamais à s’unir. C’est tout naturellement vers le Rassemblement national que les électeurs de toutes tendances, déçus par sa politique, se sont tournés.

 

Et si rien n’était joué ?

Dans ce contexte, l’habileté de Marine Le Pen a consisté à s’adapter. Pas tout à fait semblable au boulangisme, pas tout à fait comparable au parti fasciste de Mussolini, pas non plus identique au modèle de Vichy, le parti dont elle est la présidente paraît inclassable. Et pourtant…

«Le Rassemblement national est un peu analogue à une seiche, déclare Lucien Jaume pour donner une image. Cachée dans un nuage d’encre, c’est une formation étrange qui a su faire sa mue et rallier les mécontents de toutes les catégories sociales.»

Une force en marche ? S’il parvenait au pouvoir, de nombreuses difficultés surgiraient devant le Rassemblement national: par le Conseil constitutionnel, par le Conseil d’État, par l’Europe, etc. Rien n’est donc joué !

 

Ce que c’est que la France

 

La scène s’est déroulée dimanche 30 juin à Angers, dans un bureau de vote. Un citoyen s’est avancé vers l’urne et, comme il est d’usage, a tendu au président de séance à la fois sa carte d’électeur et sa carte d’identité. Aussitôt, l’un des assesseurs a prononcé le patronyme de ce monsieur d’une façon comique, en voulant signifier par cette caricature que le bonhomme avait sans doute une origine étrangère. L’électeur a corrigé cette faute et fait comprendre qu’il était choqué. C’est alors que l’assesseur est parti d’un rire énorme et gras, comme si la perspective des résultats du premier tour des élections législatives le libérait d’une insupportable contrainte: celle du respect du nom des autres. Cet homme donnait le sentiment de pouvoir laisser libre cours à son instinct, ses pulsions, ses désirs.

Alors l’auteur de ces lignes a pensé à ses ancêtres. Du côté paternel on trouve Luis, bon garçon né le 26 mars 1850, espagnol engagé dans la garde nationale en 1870 et qui reçut pour cela, récompense formidable à ses yeux, la nationalité française, éleva d’une poigne de fer ses neuf enfants dans l’amour de la musique et de la patrie. Toujours de ce côté-ci, Tatiana Seeliger, avec ses sœurs et ses parents venue de Bessarabie, pour qui Dieu ne pouvait être heureux qu’en France, par qui le protestantisme entra dans la famille puisqu’elle épousa, bien qu’elle fût restée fidèle à la religion de la Torah, un calviniste hollandais. Celui-ci s’est révélé joueur et ivrogne – eh oui, cela se peut ! –, Tatiana divorça, mais sa fille Marie-Louise vécut toute son existence dans la piété protestante. Une autre histoire du côté maternel: rien de romanesque sur un plan géographique, à moins de considérer Cambrai sous un jour exotique – on y parle, c’est vrai, de tous temps, ce français de voix grave et rieuse que Jacques Bonnaffé, dans un autre genre Dany Boon, ont rendu populaire. Des ouvriers, des employés – des gens de peu, suivant l’expression de Pierre Sansot –, qui surent, grâce à l’école, gravir l’échelle sociale.

 

La liberté, l’égalité, la fraternité

Drôle de cocktail ? Oui, drôle de cocktail en vérité. Mais qui n’en connaît pas ? De nos jours, un Français sur quatre au moins possède une origine étrangère. Telle est la grandeur de notre pays, qui intègre et qui donne à des enfants venus de tous les horizons la liberté, l’égalité, la fraternité. C’est au nom de cette noble ambition que la France brille aux yeux du monde, bien plus que par un taux de croissance, un commerce extérieur, des inventions – pourtant nombreuses et remarquables, telles que le cinéma, des vaccins, des avions.

Il n’est pas jusqu’à nos couleurs, nos belles couleurs, qui ne soient le fruit d’un mariage. Le rouge et le bleu symbolisent Paris, cette ville-monde où, dès qu’un être y élit domicile, il y est adopté tandis que le blanc représente la royauté, mais pas n’importe quelle royauté, puisque c’est le panache d’Henri IV, homme du Béarn, protestant de toute éternité, nonobstant sa conversion définitive qui nous fait souffrir toujours un peu.

Parlons-en du protestantisme français. Ce n’est pas le rigorisme à fraise blanche, costume et chapeau noirs. Pas non plus celui d’Afrique du Sud. Oh non. Le protestantisme français a des secrets de sourires, des parfums de partage, et toujours il discute. Il n’est pas de tout repos. Ce n’est pas le confort assuré, la commodité de pensée, non. C’est même le contraire, tant il est vrai qu’il n’est jamais là où l’on croit qu’il va se situer. Mais qu’il vienne d’Alsace – merveille que cette région, traversée de douleurs, inquiète à chaque pas, ce qui lui fait rechercher le chemin droit comme une certitude – ou des Cévennes, de Vendée, le protestantisme invite à la découverte, à la culture du doute, à la recherche du mot juste. Encore un trésor de la France.

Voilà le travail, ô cher assesseur d’un bureau de vote angevin. Voilà ce que c’est que la France. Nous n’avons pas la prétention d’écrire une page d’histoire. Et nous faisons volontiers nôtre ce joli mot d’Antoine Rufenacht, un homme de droite comme on les aime, aussi républicain que possible, rude et gaulliste, et protestant bien sûr: «Au fond, les Casadesus sont des saltimbanques». Oui, nous avons le goût du music-hall, ce territoire de fard, de fanfreluches et de poudre de riz, cet air hagard au petit matin des journaux, quand le café crème vous coule dans les veines. Oui, nous avons le goût funambule, qui nous porte à jouer du Ravel et du Claudel sur un fil, à secouer Balzac et Flaubert, Alexandre Vialatte et Marcel Proust, Albert Cohen et Giono dans le shaker de la littérature. Et pour cela, nous resterons français. Musique !

 

Illustration: panneaux électoraux en Champagne (photo Gérald Garitan, CC BY-SA 4.0).

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