Face à la guerre, un effort de lucidité - Forum protestant

Face à la guerre, un effort de lucidité

«La guerre est aussi une affaire de mots, de raisonnement.» Faut-il parler des causes (comme autrefois), des origines (comme lors de la période optimiste des années 1960-1990) ou des prodromes d’un conflit (comme le proposait l’historien Édouard Will), «faisceau de circonstances» plutôt que «source unique» ? Raisonnements différents qui nous ouvrent des «chemins divergents» et l’on évitera ainsi peut-être celui des «causes profondes» choisi par le maître du Kremlin.

Texte publié sur Le blog de Frédérick Casadesus

 

La lucidité n’est pas notre fort. À chaque instant, le sol se dérobe. Incertains, nous voyons les événements se dérouler, nous croyons saisir une explication, des mouvements, du sens, mais rien n’y fait. Nous sommes aveugles. Ah… nous savions le proclamer, naguère, à l’abri d’une société pleine de confort et de richesses: nous serions plus malins que les anciens, nous aurions la vista. Mais nous ne savons rien du tout, nous ne voyons rien venir et nous faisons le minimum, à savoir parler fort au café du Commerce. Pascal Ory a bien raison: il n’y a pas de leçons de l’Histoire.

 

Des causes aux origines des conflits

Autrefois, dans les salles de classe, il était fréquent de plancher sur des sujets formulés de la sorte: «Expliquez les causes de la guerre de…». La société, peut-être parce qu’elle était industrielle, enseignait à ses enfants la mécanique en toute chose. Aussi bien les conflits de jadis étaient-ils présentés comme le résultat d’un enchainement de causes et de conséquences provoquant à leur tour des causes et des conséquences… Jusqu’à la grande explication meurtrière.

Les années soixante-dix ont marqué l’avènement d’une autre manière d’aborder la question. Rétives à la fatalité, soucieuses d’élargir le champ de leurs analyses, elles rejetèrent la notion de causes au magasin des accessoires. On se mit à parler beaucoup d’origines, une manière d’admettre la multiplicité des raisons pour lesquelles un conflit avait éclaté. Cette évolution prenait sa source dans le fait qu’à de multiples reprises, alors que le monde paraissait tout près de disparaître, au dernier moment, la raison l’avait emporté. Les crises de Berlin (celle de 1948 à 1949, celle de 1958 à 1961), la crise de Cuba, chaque fois s’étaient achevées de façon pacifique. Oh, certes, en Corée, en Indochine, au Cambodge et l’on en passe, il y avait bien eu des guerres épouvantables, mais tout cela paraissait exotique aux jeunes gens pour qui seul comptait le Swinging London. Aussi bien, parler de cause de guerre, c’était regarder le passé de façon pessimiste, enfermer l’avenir que l’on voulait meilleur.

 

Édouard Will et la notion de podrome

Il n’est pas indifférent qu’Édouard Will, historien protestant spécialiste de l’Antiquité grecque, ait employé dans l’un de ses livres, pour évoquer les origines de la guerre du Péloponnèse, le terme de prodrome. Ce mot, parce qu’il suppose l’existence d’un faisceau de circonstances plutôt qu’une source unique, élargit le champ de l’analyse. Le Littré nous en propose quatre définitions:

«Sorte de préface à quelque étude;

état d’indisposition, de malaise;

petit battement sur la cloche qui se fait entendre quelques minutes avant que l’heure sonne;

précurseur.»

On aime à penser que la troisième option corresponde à la situation dans laquelle se trouve notre monde: au clocher de notre conscience, un tintement nous réveille.

Quelques commentateurs, experts autoproclamés, décrivent Poutine en patriote incompris, Trump en dirigeant lucide et, même – on aura tout vu quand on sait que certains de ces gens sont d’anciens trotskistes – Marine Le Pen en simple dirigeante bonapartiste. Oh, bien sûr, ils n’osent pas dire encore qu’ils adhèrent à la politique menée (ou bien préconisée) par les personnalités que nous venons de citer mais, bon an mal an, nous chantent la mélodie du populisme pour mieux nous inviter au renoncement.

Leur plus solide argument réside dans la critique de la politique menée par les États-Unis pendant les années quatre-vingt-dix et deux mille. Mais reconnaître que l’élargissement de l’Otan jusqu’aux frontières de la Russie ne pouvait que provoquer des crispations, c’est détruire une porte ouverte. Cela ne justifie pas la guerre actuelle. Après tout, le découpage territorial absurde faisant naître le fameux Corridor de Dantzig, inventé par les négociateurs du traité de Versailles afin de permettre à la Pologne de disposer d’un accès à la mer, n’autorisait nullement les nazis à conquérir l’Europe.

Il n’est donc pas légitime, aujourd’hui, d’inverser les places et de dépeindre Vladimir Poutine en victime agressée, quand l’Ukraine a, depuis plus de trente ans proclamé son indépendance.

 

Face aux mots de la guerre, un appel à la vigilance

On le voit, la guerre est aussi une affaire de mots, de raisonnement. Que l’on parle de causes, d’origines, de sources ou de prodromes, et ce sont des chemins divergents qui s’ouvrent à nous. Quand Vladimir Poutine déclare, le 15 août, à propos de l’Ukraine: «Pour parvenir à un règlement durable et à long terme, il faut éliminer toutes les causes profondes de la crise», il use d’un vocabulaire étriqué dont tout le monde perçoit le sens. À chacun de nous s’impose donc le devoir d’accomplir un effort. Un effort sur soi, mais aussi en soi-même, pour comprendre ce qui se dit, ce qui se trame, afin de ne pas rester sur le bord du chemin.

 

Illustration: immeuble d’habitation de Kiev touché par un missile russe la nuit du 23 juin 2025, tuant 9 personnes et en blessant une trentaine (Service public ukrainien d’urgence, Dsns.gov.ua, CC BY 4.0).

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