Les images au service de la justice
«Une force d’attestation» et, «de tous les documents disponibles, celui dont on peut le mieux vérifier l’authenticité»: dans notre civilisation de l’image, celle-ci a un «pouvoir de vérité» qu’il faut savoir utiliser lors des enquêtes pour crimes de guerre, comme l’analyse ici l’historien et réalisateur Christian Delage (interrogé par Frédérick Casadesus).
Chronique publiée sur Le blog de Frédérick Casadesus.
Peut-on juger des crimes de guerre, un génocide, en utilisant des traces visuelles, en particulier des films? Oui, à condition de ne pas oublier que filmer, c’est user d’un instrument grâce auquel une partie seulement de la réalité se révèle, c’est mettre en jeu différents acteurs – une personne, une caméra – des circonstances, enfin construire un discours. Mais, après tout, les textes et les témoignages oraux ne reflètent-ils pas, eux aussi, qu’une parcelle de tragédie? La manifestation de la vérité peut donc être portée par des films, documentaires pris sur le vif ou témoignages captés pour l’avenir. Comme dit l’adage populaire, dans ces cas-là, les images parlent d’elles-mêmes.
Professeur émérite à l’Université Paris 8, cet historien – et réalisateur lui-même – Christian Delage publie Filmer, juger, de la Seconde guerre mondiale à l’invasion de l’Ukraine (1). Pour Regards protestants, il explique sa démarche et montre que le recours aux images peut soutenir la justice.
«Depuis longtemps, deux sujets me passionnent: l’image comme preuve et le procès filmé, dit-il. Pour la première fois, lors du procès de Nuremberg, ouvert le 20 novembre 1945, ces deux éléments se sont trouvés réunis. En effet, les alliés s’étaient mis d’accord pour que, non seulement des images soient montrées pendant les audiences, mais encore que ce procès soit filmé.»
C’était une innovation radicale – on pourrait presque dire, en jouant sur le mot, spectaculaire – puisque, jusqu’alors, tout procès reposait d’abord sur la confrontation de la parole. Mais sur quoi se fondait pareil changement?
«Dans une enceinte judiciaire, le surgissement de l’image provoque quelque chose d’un peu particulier, constate Christian Delage. D’abord elle possède une force d’attestation – cet événement a bien eu lieu – ensuite elle est, de tous les documents disponibles, celui dont on peut le mieux vérifier l’authenticité.»
Rester vigilant
Bien sûr, on peut craindre que la production d’images engendre des manipulations. Mais outre le fait que ce soupçon concerne toutes les sources, écrites ou verbales, nous devons reconnaître que des progrès considérables ont été accomplis, ces dernières années, pour prouver la véracité des documents visuels présentés.
Christian Delage fait valoir que des outils de plus en plus sophistiqués permettent de vérifier l’authenticité d’un film. L’outil en ligne Truepic, qui fonctionne en open source, parvient à identifier les processus de réalisation d’un film – et même de conserver les images qui lui sont adressées.
«Le recours à des professionnels missionnés pour suivre les événements constitue ce que l’on pourrait considérer comme une garantie de sérieux, ajoute notre interlocuteur. En 1945, il y avait peu d’images; de nos jours, au contraire, nous sommes submergés par les films; mais toujours la justice a su qu’elle devait faire un tri, savoir lesquelles utiliser.»
N’allons pas taxer nos aïeux de naïveté. Robert Jackson, procureur en chef du procès de Nuremberg, se posait déjà des questions essentielles:
«Nous de ne devons pas oublier, note le magistrat dans un document cité par Christian Delage, que, quand les plans nazis furent annoncés avec arrogance, ils étaient si extravagants que le monde a refusé de les prendre au sérieux. Si nous ne consignons pas ce que fut ce mouvement avec clarté et précision, nous ne pourrons blâmer les générations futures si, lorsque la paix règnera, les accusations générales émises pendant la guerre leur paraissent incroyables. Nous devons établir des faits incroyables au moyen de preuves crédibles».
L’accélération des rythmes ne change pas les données du problème: face à l’horreur, un certain nombre de gens préfèrent émettre des doutes sur l’authenticité des sources. Mais les massacres existent toujours.
«À propos du massacre de Boutcha, perpétré quelques semaines après le début de l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, j’ai entendu un journaliste mettre en garde contre les images au point de dévaloriser leur pouvoir de vérité, déplore Christian Delage. Or, arrivé sur les lieux regagnés par les troupes ukrainiennes le 4 avril, le président Zelenski – dont c’était l’une des toutes premières sorties loin de Kiev – a fait réaliser un montage de vues des différentes scènes de crimes. Il l’a montré le lendemain au Conseil de sécurité des Nations Unies et l’on peut dire que les images ont eu un impact décisif sur l’opinion publique mondiale.»
Comme on le sait, les protestants nourrissent à l’endroit des images une relation contrariée. Mais on ne compte plus les enfants de la Réforme parmi les grands cinéastes, et les propos de Jean-Luc Godard – qui s’est étonné que les nazis n’aient pas filmé les camps d’extermination ou de concentration – ne reflètent que la dérive d’un immense créateur hélas travaillé par l’antisémitisme.
«Les films ne sauraient avoir une valeur iconique, ou devenir un vecteur du sacré, souligne Christian Delage. Face aux horreurs perpétrées en temps de guerre, la réalisation de films documentaires a le mérite de mettre des outils à la disposition de tous. Encore faut-il prendre des précautions pour éviter l’effet de sidération. Il est hors de question d’exposer des enfants à des images qui mettent le spectateur en difficulté. Il faut que la diffusion soit encadrée par des explications pédagogiques, et protectrices. Il n’y a aucune raison pour que la compréhension d’un événement tragique passe par une obligation morale de voir des images que l’on ne se sent pas capable de voir. On en revient toujours à la même question de la juste distance. Mais aujourd’hui comme en 1945, l’image conserve un pouvoir d’attestation dont nous ne devons pas nous priver.»
Ce n’est pas l’un des apôtres qui nous dira le contraire: on a parfois besoin de voir pour croire.
Illustration: unités ukrainiennes entrant dans Boutcha le 2 avril 2022 (Police nationale ukrainienne).
(1) Gallimard (Folio inédit), 576 pages, 13€50.