Le pouvoir, comme un art dramatique
«Des rôles et des attitudes qui varient peu.» Il y a non seulement l’aspect répétitif mais l’aspect joué: les scénarios de la politique décrits par Yves-Marie Bercé pour Bons princes et ministres haïssables des 16e et 17e siècles rappellent fortement qu’hier comme aujourd’hui, «l’exercice du pouvoir obéit à des règles comparables à celles du théâtre».
Chronique publiée sur Le blog de Frédérick Casadesus le 22 août 2023.
L’imaginaire de notre vie politique a peu changé depuis… Depuis quand? La question sonne comme le mot pélican mais nous ne sommes pas lassés d’un aussi long voyage, et les brouillards du soir ne s’invitent pas encore. Au fond, il suffit de suivre l’actualité pour deviner, sous le fard d’un monde contemporain, le visage antique de comportements séculaires. Yves-Marie Bercé, professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut publie Bons princes et ministres haïssables aux XVIème et XVIIème siècles (1). L’analyse qu’il propose trouve un écho dans le fonctionnement quotidien de notre État pourtant démocratique.
«Certaines figures de métapolitique reviennent d’âge en âge, même si à chaque génération elles prennent des nuances et des couleurs particulières, écrit cet historien en introduction de son ouvrage. Pour exemple de situations qui peuvent sembler éternelles, on pourrait citer les épreuves de la guerre et celles du retour à la paix, le renouveau ou le discrédit d’un souverain, les séductions alternées de la légitimité et de la subversion, les façons de concevoir le passé et l’avenir, et ainsi de suite. Chacune de ces circonstances engendre des rôles et des attitudes qui varient peu.»
Lisant cette analyse, on l’avoue, le réflexe consiste à chercher des exemples démontrant qu’elle est erronée – le protestant ne parvient jamais tout à fait à se départir de cette inclination. Bien sûr, on en trouve, mais à chaque fois la proposition de l’homme de science revient – par la fenêtre, le grenier, la cheminée.
La chose est encore plus évidente quand Yves-Marie Bercé décrit deux scènes fondatrices d’un règne: l’accession, la chute.
«L’avènement d’un nouveau prince serait une douce saison de la politique, observe-t-il; la jeunesse du souverain y commande des modes et des fantaisies, qui, à cette époque, comprennent des jeux de déguisements amoureux et printaniers. Au contraire, un des traits de l’hiver du pouvoir serait l’impatience de l’opinion envers un ministre qui, trop longtemps resté en place, risque de compromettre l’image du prince et se trouve par conséquent voué au sort de bouc émissaire.»
À juste titre on objectera que les présidents de la République, à peine élus, n’organisent pas de bals au cours desquels, en faunes travestis, affublés d’un costume de coq, ils sonnent le la de cinq ou sept années festives – bien que le souvenir nous revienne, en 1974, d’une fameuse équipée nocturne de Valéry Giscard d’Estaing. Mais si l’on transpose, on perçoit la permanence des attitudes: à chaque élection, les citoyens pensent qu’une aube se lève – ils y croient si fort que leurs illusions versent un jour ou l’autre dans le fossé – tandis qu’à la fin d’un mandat (cinq ou sept ans, cela ne change rien), le sentiment l’emporte chez eux que tout cela n’a que trop duré.
La solitude et le secret
Notez cette remarque d’Yves-Marie Bercé:
«Qu’il s’agisse de l’infâme Machiavel ou du sage Giovanni Botero en 1588, tous les politistes professaient que le choix des conseillers était une épreuve majeure pour un chef d’État. Le métier de roi supposait la solitude et le secret; le roi ne communiquait ses droits à personne, pas même à la reine, à ses enfants ou amis».
La question du secret, nous voulons dire ici de l’intimité, se pose d’une toute autre manière aujourd’hui: le président Macron ne peut pas faire trois pas sans être épié, boire une bière au café sans que des images à vocation multiples parcourent les réseaux dits sociaux. Reste que la personnalité même d’un chef d’État demeure un mystère et que nul ne peut vraiment prétendre connaître ce qu’Emmanuel dit à Brigitte, quand le soir descend, rue du Faubourg Saint-Honoré. Les avènements, les chutes, les grâces et les disgrâces, on l’admet, n’ont, par nature, guère changé depuis des siècles.
Une différence fondamentale, entre le temps jadis et le présent, tient au fait que le peuple est souverain. Mais Yves-Marie Bercé nous invite là encore à ne pas être dupes de nous-mêmes. Il considère – et cette option nous séduit – que l’exercice du pouvoir obéit à des règles comparables à celles du théâtre. On y porte un masque, on y donne à voir un autre soi.
«Shakespeare dans ‘Comme il vous plaira’ distingue plusieurs rôles dans les âges de la vie, avec chacun ses usages et ses postures, l’enfant qui tête, l’écolier qui pleure, l’amoureux éperdu, le soldat querelleur ou le juge silencieux, remarque-t-il. La vie de chacun se ramène donc à un canevas dramatique. Les acteurs, vous et moi, y ont leurs attributions, leur partie à tenir, leur emploi à remplir.»
Et l’on en déduit que les politiques aussi tiennent un rôle. Masques et bergamasques, ils se griment par force et nous offrent une fête féroce. Ou féconde?
Illustration: représentation de La princesse d’Élide devant Louis XIV lors de la 2e journée des Plaisirs de l’île enchantée le 8 mai 1664 dans les jardins de Versailles (gravure d’Israël Silvestre en 1673).