Vérités différentes, valeurs différentes ?
La montée des fake news et la fragilité des valeurs universelles sont-elles liées ? Pour Yves Buchsenschutz, il faut peut-être faire la distinction entre les « vraies fake news », c’est à dire les « inventions malintentionnées » et les « interprétations différentes parce que basées sur des prémisses également différentes, en fait des valeurs différentes ». Ne faudrait-il pas alors s’accorder sur une démarche commune de validation des faits et des chiffres avant de « discuter et tenter d’arbitrer entre vérités différentes, voire contradictoires, lesquelles sont légitimes mais polluent le plus souvent le débat » ? Un début, si l’on veut « mettre de l’ordre dans les valeurs universelles » …
J’ai eu l’occasion, dans cet article de septembre, d’aborder le problème des valeurs dites universelles, de leur relativité et de leur fragilité dans une planète mondialisée. Or, sans valeurs communes, il devient extrêmement difficile d’aboutir à des consensus alors que leur nécessité devient vitale. On se retrouve quelque part entre deux interlocuteurs qui ne peuvent s’entendre car ils ne parlent pas la même langue et sont pourtant obligés de se parler.
La montée des fake news ne peut qu’amplifier ce problème : les deux phénomènes sont-ils liés ? Dans une intervention récente (1), la sociologue franco-israélienne Eva Illouz se penche sur leur floraison ininterrompue et sur l’espèce de cacophonie qui s’installe dans le discours public et provoque – dans tous les cas alimente – les crises de la démocratie auxquelles nous assistons dans de nombreux pays. La vérité disparaitrait derrière des affirmations mensongères délibérées.
Certes, notre époque ne manque pas de menteurs et l’irruption de l’immédiateté des nouvelles et de leurs commentaires pousse dans ce sens. Je pense néanmoins qu’il faut remonter plus haut. Eva Illouz attribue principalement l’origine des fake news à une désinformation malintentionnée et indique que ceci n’a pas comme seule conséquence une remise en cause de la vérité en tant que telle mais de sa conception même. Un courant dit postmoderniste avance ainsi que la vérité n’a rien d’absolu … S’agit-il alors de vraies fake news, c’est-à-dire d’inventions malintentionnées, ou bien d’interprétations différentes parce que basées sur des prémisses également différentes, en fait des valeurs différentes ?
La vérité évolue avec les valeurs
Livrons-nous à un petit exercice : nous entendons chaque jour parler et réclamer plus de justice sociale, en particulier en matière de fiscalité. La TVA est un impôt quasi-général en France et qui s’applique uniformément à tout achat. Il est donc vrai de dire qu’il est juste puisque tout le monde le paye de la même manière. L’impôt sur le revenu lui, non seulement n’est pas payé par tout le monde, mais a encore un taux différencié selon les revenus du contribuable. Il peut donc aussi être considéré comme juste car il pèse différemment selon la capacité contributive. Plus fort encore, la défunte taxe d’habitation pesait sur la valeur locative des habitations : juste encore et pourtant différente ! Gageons que les partisans de l’égalité au-dessus de la liberté considéreront que l’impôt sur le revenu est plus juste que la TVA et que ceux qui privilégient la liberté voteront l’inverse. La vérité, avant toute mauvaise intention, est le reflet de nos valeurs, lesquelles bougent dans le temps et dans l’espace. Plus disputée encore : la transformation de l’ISF en IFI. Est-ce un cadeau aux riches ou une remise à niveau partielle d’une injustice antérieure ?
Autre exemple : l’interdiction des animaux sauvages dans les cirques. Quelle est la différence intrinsèque entre un animal sauvage et un animal domestique sinon la domestication ? Pourquoi dès lors trouver normal de tenir un chien en laisse (véritable signe d’esclavage) et pas normal de montrer un lion dans une ménagerie ? Ceux qui militeront pour une certaine humanité de l’animal et ceux qui la refuseront défendront deux vérités différentes et contradictoires, fonctions de leurs valeurs.
Autre exemple : recherchons-nous l’égalité des chances ou l’égalité des résultats ?…
La divergence des vérités, cause première de l’éclatement apparent de nos sociétés
La dérive des valeurs pousse à la disparition de la vérité unique et absolue, et entraîne à sa suite bon nombre des révoltes actuelles. On les classe d’ailleurs allègrement dans la case lutte contre les inégalités ou montée du populisme, sans intégrer que ces termes recouvrent des vérités différentes pour les individus (comme d’ailleurs le terme de démocratie).
Il faudrait premièrement trier. Les émeutes de Hong Kong ont pour origine un refus d’intégration dans un ensemble chinois global, rien à voir avec les inégalités mais plutôt un souci de liberté. De même pour le problème de la Catalogne : quel niveau d’intégration avec l’Espagne ? Ou celui de l’Ukraine, coincée entre la CEE et la Russie. Ceux de l’Algérie ou du Liban, voire du Chili ou de l’Iran, sont d’abord des problèmes politiques et de fonctionnement de la démocratie, accessoirement de rejet des élites. La France des Gilets jaunes souffre du clivage peuple-élites mais aussi de celui Paris-province-ruralité autant que des inégalités, lesquelles peuvent être discutées longuement selon les valeurs de référence. Les populismes (aux États-Unis ou en Europe de l’Est, voire en Grande-Bretagne) correspondent à des manières de voir différemment les vérités et les valeurs. Pour les États-Unis, par exemple, l’objectif retenu est-il de gouverner le monde ou d’enrichir les Américains ?
Ceci entraînera également l’éclatement de la justice : divorcer ou être homosexuel était encore, il n’y a pas si longtemps, un délit !
Une proposition de démarche commune :
- Valider les définitions : l’indice de pauvreté français est en fait un indice d’inégalité. Il a de plus été boosté à 60 % du salaire médian alors qu’il était auparavant à 50 % et qu’il est différent de celui utilisé par l’ONU (2) ! Alors qui et quoi croire ?
- Disposer de chiffres correspondants et incontestés et les donner dans leur entièreté. Tous les jeunes français sont aujourd’hui persuadés qu’ils n’auront pas de retraite. Quelqu’un peut-il expliquer à quoi seraient employés demain les quelque 350 milliards affectés chaque année par la nation à ce poste de dépense ? Les retraites auront peut-être du mal, certes, mais pas au point de s’évaporer. La plupart des fake news sont le plus souvent de simples informations tronquées ou expurgées pour servir une cause.
- Trouver un consensus sur les faits et les chiffres.
- Ensuite seulement discuter et tenter d’arbitrer entre vérités différentes, voire contradictoires, lesquelles sont légitimes mais polluent le plus souvent le débat avant son commencement.
Une petite lueur d’espoir
La seule vérité qui sorte à peu près indemne de ce maelström est la démocratie : un individu = une voix. Mais cette démocratie est devenue protéiforme et semble, si l’on en juge par l’émergence continue de tous les conflits populaires spontanés contre les gouvernements officiels (représentatifs ou non), à réinventer.
Cela milite également pour l’idée de mettre de l’ordre dans les valeurs universelles. Où y mettre la recherche du bonheur ? …
Texte initialement publié sur Entrepreneurs pour la France.
(1) Il n’y a pas de démocratie possible sans vérité, (Courrier International n°1513, 2 novembre 2019), tribune d’Eva Illouz parue initialement en anglais dans le quotidien Haaretz (A Brief History of Bullshit: Why We’ve Learned to Ignore Truth, 14 septembre 2019).
(2) Pour l’Insee, « un individu (ou un ménage) est considéré comme pauvre lorsqu’il vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté ». Ce seuil de pauvreté « est déterminé par rapport à la distribution des niveaux de vie de l’ensemble de la population. Eurostat et les pays européens utilisent en général un seuil à 60 % de la médiane des niveaux de vie ». Utilisant donc ce même seuil, Eurostat préfère parler de taux de risque de pauvreté que l’institut européen de statistiques définit « comme la part des personnes ayant un revenu disponible équivalent (après transferts sociaux) inférieur au seuil de risque de pauvreté, fixé à 60 % du revenu disponible équivalent médian national après transferts sociaux ». Eurostat précise qu’ « il ne s’agit pas d’un indicateur de richesse ou de pauvreté. Il se contente d’offrir un point de comparaison des bas revenus par rapport aux revenus des autres habitants d’un pays donné. Un tel revenu n’implique toutefois pas forcément un niveau de vie moindre. » Plutôt que cette approche dite relative, les instituts statistiques non-européens et les institutions ONU préfèrent utiliser une approche absolue où la pauvreté est caractérisée par un revenu inférieur à telle ou telle valeur (pour la Banque mondiale, par exemple, ce seuil est depuis 2015 un revenu de 1,90$ par jour).