Croire toujours à un possible pour chaque personne
«Derrière un délit ou un crime, il y a des personnes humaines.» Conseillère d’insertion et de probation à la Maison d’arrêt de Nevers pendant 38 ans, Sylvie Farges parle ici de ce «métier de relation» où elle trouve important que «la personne en face sache qu’elle a affaire à un être humain comme elle». Car «alors une vraie relation pourra naître».
Témoignage publié sur le blog de l’Aumônerie protestante des prisons.
Je voudrais évoquer avec vous mon vécu en tant que conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP), pendant 38 ans au Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) de la Nièvre et à la Maison d’arrêt de Nevers. Mon vécu auprès des personnes qui m’ont été confiées, détenues ou en milieu libre, avec mes collègues, avec les partenaires multiples et variés, dont les aumôniers de prison.
Le SPIP est un service départemental de l’Administration pénitentiaire, intervenant en milieu ouvert auprès de personnes non détenues, et dans les établissements pénitentiaires auprès des détenus. Les conseillers sont formés à l’Ecole nationale de l’Administration pénitentiaire (ENAP). Au moment où j’ai été recrutée, il y avait des assistants sociaux et des éducateurs. Puis, les deux corps ont fusionné pour devenir des CPIP. Actuellement, leur rôle est surtout orienté vers la réinsertion et la prévention de la récidive.
Je voudrais aussi partager quelques réflexions sur la justice dans notre société, sur le sens qu’elle donne à la peine, de prison ou alternative, sur le regard que nos concitoyens portent sur les personnes détenues ou simplement justiciables. Je viens de lire dans un magazine l’interview de Joël Dicker, romancier suisse, je le cite:
«La justice a une exigence de compréhension des auteurs, des victimes, des faits commis. Et cette exigence de compréhension nous ramène à notre humanité. Elle nous ramène à une possibilité de vivre ensemble, malgré des sentiments de défiance, parfois même haineux… La société ne peut se construire que sous une forme de réparation constante, en pardonnant à l’autre».
Cette vision de la justice est la mienne depuis longtemps, peut-être même avant que j’entre dans l’Administration pénitentiaire. Et je crois que le métier de CPIP s’articule avec cette vision de la justice. C’est un métier de relation. On est dans l’humain, avec toutes ses facettes, noires ou lumineuses, avec l’amour et la haine, la vérité et le mensonge. Le CPIP doit aussi savoir au service de qui il travaille. Au quotidien, pour qui travaille-t-il? Travaille-t-il seulement pour rendre des comptes à l’État? Ou pour les personnes dont on leur a confié le suivi? Travaille-t-il seulement pour faire chuter les statistiques de la délinquance, ou pour aider des personnes à repartir dans la vie?
Derrière un délit ou un crime, il y a des personnes humaines. Les auteurs et les victimes. Des personnes avec une attente, parfois une attente angoissée, envers le conseiller qui les reçoit. Appliquer une règle et une technique d’entretien n’est pas suffisant. Être, devant la personne, quelqu’un qui ouvre une relation, un possible. On nous a appris à nous méfier de l’affect, qui peut être comme un parasite dans les entretiens professionnels. Effectivement, mais il me semble important que la personne en face sache qu’elle a affaire à un être humain comme elle. Alors une vraie relation pourra naître. Et orienter le suivi, les objectifs à atteindre, les espoirs à faire naître puis à concrétiser. Et si, à plus ou moins long terme, la personne entre dans un processus de changement d’abord pour honorer la confiance que je lui fais, alors, pourquoi mépriser cette démarche parce que l’affect a joué?
Joël Dicker parle de «réparation en pardonnant à l’autre». Quelle richesse de relation si on arrive au pardon! C’est peut-être utopique, mais il est permis de croire à ce possible-là. Et le CPIP s’inscrit là-dedans. S’il le veut. Et s’il voit sa fonction comme ça. Je crois que la relation aux personnes peut donner le ton de tout son avenir.
L’histoire de Julia
Je voudrais vous parler de Julia. Lorsque le suivi judiciaire de Julia m’a été confié, elle avait seulement 22 ans, déjà mère de deux petites filles, vivant en couple avec un homme qui n’était pas le père des enfants. Elle venait d’être condamnée pour violences sur sa fille aînée. L’enfant lui avait été retirée, mais elle avait toujours la garde de la plus jeune. Il m’a fallu apprivoiser Julia, qui était tellement sur ses gardes. Pour tenter de comprendre son geste, il a fallu tricoter, détricoter, retricoter, gagner sa confiance en établissant une relation authentique.
Après deux ans de suivi, de nombreux entretiens, de travail intense avec le juge de l’application des peines, le juge des enfants, son avocate, et plusieurs partenaires, de réunions de synthèse, et j’en passe… L’avenir de Julia a pu s’ouvrir, il s’est annoncé meilleur. Des visites à sa fille aînée ont pu se mettre en place avec l’objectif de la restitution. Puis, le drame. Un après-midi d’été, le pProcureur m’appelle: Julia a reçu une balle dans la tête. Son compagnon a eu une crise de jalousie, de violence extrême. Il avait une arme à feu, il a tiré, pratiquement devant les yeux de la plus jeune fille, âgée seulement de 3 ans. Julia n’est pas décédée, mais son état est jugé très préoccupant.
Je suis CPIP, je suis aussi chrétienne. Je crois en la puissance de Dieu. J’ai prié. Pour elle, pour ses filles, pour son compagnon aussi, qui s’est retrouvé en prison… Pas à Nevers, je n’ai pas pu le voir. Et Julia s’en est sortie. La balle était ressortie de l’autre côté de la tête sans avoir atteint aucun centre vital! Merci mon Dieu! À sa sortie d’hôpital, après ses filles, la première personne qu’elle a voulu voir, c’est moi. Sans prévenir, elle s’est présentée au SPIP, encore tuméfiée, méconnaissable. Auparavant, nous avions beaucoup parlé de la violence qu’elle avait subie dans son enfance. De celle de son compagnon aussi, pour qu’elle comprenne et soit sur ses gardes.
Elle venait simplement me dire merci. Merci de cette relation établie avec elle qui lui permettait aujourd’hui de comprendre. Cette relation de confiance m’a permis à moi aussi de lui dire avec humilité que j’avais prié pour elle. Son suivi judiciaire s’est poursuivi autrement. Mais sa fille aînée lui a été rendue. Elles vivent maintenant toutes les trois, soutenues par les services éducatifs et sociaux qui leur sont encore nécessaires. À mon départ en retraite, Julia a pleuré… J’ai pu confier la suite de son suivi à une collègue avec laquelle j’avais longuement partagé cette situation.
Si j’ai parlé de Julia avec vous, c’est pour dire que le Dieu auquel je me confie me donne de croire toujours à un possible pour chaque personne. Au SPIP et à la Justice de ne pas avoir peur d’y croire aussi. Arrêtons de ne voir que les mauvaises conditions carcérales, la violence, la peur, l’échec, la récidive… Tout cela est, certes, problématique. Et il faut se pencher là dessus. Mais, regardons aussi, au-delà des barreaux, l’oiseau qui s’envole.
Sylvie Farges est CPIP retraitée, membre de la commission Justice et Aumônerie des Prisons de la Fédération Protestante de France.
Illustration: Maison d’arrêt de Nevers.