La poésie comme ressource de guerre
Dans ce journal du début du confinement, Jacqueline Assaël raconte la naissance d’une « réaction de défense active » contre la pandémie et l’isolement : « puisque c’est le début du printemps », publier « un texte par jour jusqu’au début de l’été » avec l’aide d’un « contingent » de poètes. Une manière de « résister en continuant à être ce qu’on était, et à faire non pas ce qui anesthésie la conscience mais ce que nous construisons au jour le jour ».
Mardi 17 mars. Le confinement est décrété. Cela ne bouleverse pas complètement un état d’esprit. On le voyait venir depuis quelques jours. Mais le sentiment est partagé, jusque-là nous étaient surtout parvenues des images encore assez légères de la situation : seulement 2 % de morts du coronavirus. Il suffit de ne pas en faire partie, n’est-ce-pas ? Peut-être pas insurmontable, en somme. Il suffit de ne pas être trop nonagénaire. Mais tout de même, ne plus voir la mer que d’un peu loin, par la fenêtre, crée une impression d’irréalité de la vie vaguement déstabilisante.
Mercredi 18 mars. Qu’est-ce que j’ai fait, ce jour-là ? À la fois beaucoup de choses et rien. Un Rien à la puissance R. J’ai entrepris de ranger l’appartement, ce qui va certainement occuper toute la quarantaine. Et puis j’ai tricoté de la laine des Cévennes jaune d’or. Elle me caresse les mains et me vide la tête. Elle amortit encore cette apathie de surface dont je ne mesure même pas l’intensité. Angélique, dont la conscience angoissée est plus vive, m’appelle au téléphone, invente dans l’urgence un mode de relation par FaceTime pour que nous ne renoncions pas à répéter ensemble la comédie théologique Allo Bybol que nous préparions pour le mois de mai.
Jeudi 19 mars. Même léthargie intérieure, mais sans doute ai-je perçu dans une couche très enfoncée de mon cerveau infra-conscient qu’Angélique était angoissée, et beaucoup d’autres qui recherchent des contacts téléphoniques. Des cris traversent le poste de télévision : pas de masques, des morts sans obsèques … Comme une réaction de défense active commence à sourdre dans ma tête sans volonté délibérée : peut-être l’intention de résister en continuant à être ce qu’on était, et à faire non pas ce qui anesthésie la conscience, mais ce que nous construisons au jour le jour, sans prétention, mais naturellement, parce que c’est la vie.
Il ne faut plus que la conscience dérape sur cette nouvelle réalité inconsistante d’un monde déserté. Il faut mordre dans ce réel-là, avec les crocs acérés de la sensation poétique. J’interroge le silence.
Vendredi 20 mars. L’opération Primevères est lancée. J’en appelle à mes amis poètes. Nous allons tenir un journal de bord, sur le site des Éditions Jas sauvages en publiant un texte par jour, à partir d’aujourd’hui, puisque c’est le début du printemps, jusqu’au début de l’été ! L’un d’eux approuve : « Un vrai service public ». C’est un pari tout de même : une équipe va-t-elle se former pour que nous nous relayions en poésie, comme pour exprimer un argument opposable à l’image sinistre de l’épidémie qui envahit l’horizon ? Eh bien, oui ! Un contingent s’est formé (s’il faut continuer à employer le vocabulaire de la guerre inauguré en politique) ; les poètes avec qui j’ai noué des relations d’amitié tout au long de ma vie, en dehors de la foi ou en plein dedans, se sont tous engagés à me livrer des munitions. Et ils constituent un premier cercle de lecteurs, avides d’échanger leurs textes. D’autres viendront-ils s’abreuver ?
Samedi 21 mars. Une première page invitée s’affiche sur le site. Elle est dense, elle a le chatoiement lourd et mat des couleurs de l’Orient, elle traverse à pas lents les sensations de la mort. Elle se place sans le dire explicitement dans la situation du Christ ressuscitant Lazare : « Le premier, je vois se soulever le tissu sculptant sa bouche », ou rencontrant Marie de Magdala : « J’ai eu dans mes bras la reine de l’amour ». Elle restitue non pas le Jésus historique, mais celui d’une poète, avec son poids de chair, et sa transcendance. L’imagination, là, n’est pas clinquante. Elle cherche loin la communion, en Christ. Il me semble aussi qu’elle rejoint Paul, réconforté de ses tribulations par la venue d’un de ses frères (Tite peut-être ?), à Éphèse : « Quand ils se sont vus, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre. Ils ne pouvaient pas parler. Ils s’embrassaient en pleurant et se serraient. Le même soir, on les a vus, main dans la main, du côté des ruines romaines ». Il y a effectivement, dans cette téléportation de la pensée, une manière de chercher l’Évangile à sa source, et par tout son être.
Les lecteurs perceront-ils les énigmes ? Dépasseront-ils la surface dure de la peinture de la mort ? Il le faut, pour entendre pleinement le sens de la Résurrection.
Des messages électroniques me parviennent dans la journée. Un de mes anciens étudiants, qui porte le double prénom de l’apôtre fondateur de l’Église, me parle de cette période que nous vivons comme d’un « recueillement », et il me transmet ses impressions de lecteur : « La prose, la belle prose, m’a toujours semblé d’une difficulté immense, mais d’une majesté unique ». Et le soir très tard, pour clore la journée, une de mes amies d’enfance s’enthousiasme pour ce texte.
Une première journée d’offensive s’achève, gagnante, à notre modeste mesure.
Dimanche 22 mars. Je n’ai quasiment pas le temps d’ouvrir l’ordinateur. Un message me saute au visage. Il provient d’une sœur au prénom de Lumière, appartenant à une communauté protestante. Je ne l’ai jamais rencontrée, jamais vue. Elle a seulement manifesté son adhésion au projet des éditions Jas sauvages et j’ai reçu d’elle de bien beaux courriers qui ont donné pour moi du sens à la notion de sororité. Je n’avais plus eu de ses nouvelles depuis un certain temps, et là, elle me révèle à moi-même le sens de mon initiative. Elle partage avec moi sa déception des annulations en chaine de journées de poésie qui avaient été prévues sur le plan national pendant le mois de mars pour le Printemps des poètes. Je découvre sans qu’elle le dise que ces activités poétiques sont suivies et abritées dans l’invisible de sa prière, et cette révélation suggère aussi l’existence d’un réseau, d’une communauté poétique déjà formée plus largement, au-delà des écrans virtuels. Et donc, je m’aperçois qu’elle a certainement raison : sans doute ai-je voulu surmonter la déception de toutes ces rencontres avortées, à Salon-de Provence, à Montpellier ou à Marseille, en lançant cette opération Primevères. Comme quoi, il y a en nous des résistances et des ressorts dont l’énergie n’est pas issue d’une délibération très claire de notre conscience. Peut-être est-ce aussi l’aspiration des autres qui m’a incitée à appeler et à publier des poèmes comme des ressources de vie.
Quoi qu’il en soit, le texte d’aujourd’hui emmène tout le monde dans une marche en chemin rocailleux, mais en plein air sous un ciel bleu, vers l’abbaye de Sénanque. La troupe des randonneurs inspirés grossit au fil des heures, comme en témoignent leurs gestes de la main qui agitent ma messagerie électronique.
La réserve de poèmes s’accroît aussi. Pour la première fois depuis la création des éditions Jas sauvages, ils ne seront pas tous l’expression de ce qu’on appelle la spiritualité. Mais je ne suis pas sûre que cela fasse une vraie différence. J’aime ce brassage qui s’apprête entre tous les poètes, car justement il suscite un questionnement : quelles sont les lignes de démarcation de la foi ?
Nous avons rendez-vous tous les jours, à toute heure, jusqu’à l’été, si la conjoncture ne s’y oppose pas, sur la page Opération Primevères du site des éditions Jas sauvages.
IIllustration : massif naturel de primevères multicolores (photo CC-Épiméthée).