Le bonheur d’un culte
«Un culte assez spécial» qui, avec la lecture de textes poétiques, a permis un «équilibre parfait entre l’inattendu très personnel, original, et la tradition ecclésiale». Une prédication où, partant de «l’art oratoire de Paul, en tant qu’adaptation à un mode de culture», on arrive à la conclusion que «la culture ne saurait s’imposer magistralement, chacun étant appelé à se l’approprier, en tâtonnant, selon les modalités de sa sensibilité personnelle». Une démonstration qu’il «est bien aussi que le culte rendu à Dieu salue quand il y a lieu les poètes qui parfois s’interrogent avec une acuité dans leur recherche capable d’inspirer même des croyants».
L’art poétique et la prédication
J’ai actuellement sur ma table de chevet le livre de Dietrich Bonhoeffer La parole de la prédication (1). Non pas que j’y cherche une formation personnelle à la prédication. Ce ministère m’impressionne trop pour que j’y aspire. Mais je me disais qu’en relisant cet ouvrage, j’y retrouverais des repères sur l’esprit que j’aime à rencontrer dans un culte protestant. Je n’ai eu pour l’instant que le temps de feuilleter à nouveau cet ouvrage, mais peut-être, pour un moment, n’ai-je plus absolument besoin de m’y replonger en profondeur.
Il faut dire qu’aujourd’hui j’ai participé à un culte assez spécial, dans la paroisse de l’Église protestante unie d’Aix en Provence. Le pasteur Christian Davaine avait en effet organisé, avec le concours d’Olivier Arnera, acteur et théologien, une série de deux cultes, un le samedi 13 mars et un le dimanche 14, sous le signe de la poésie, en cette période où dans tout le pays se déroule le Printemps des poètes.
Je dois dire aussi que, malgré mon action militante pour la diffusion de la poésie dans l’Église, j’ai toujours répugné à voir introduire la lecture de la poésie dans le culte, ainsi que les techniques du théâtre. Je pensais encore me situer ainsi dans la lignée de la pensée de Bonhoeffer qui prône la sobriété dans le service d’une parole qui sait se rendre vivante par elle-même. Il me semblait que la nature forcément personnelle de la poésie contrevenait inévitablement à la cohérence d’une célébration destinée à exprimer une parole communautaire dans laquelle seul le message universel de la liturgie était autorisé. Quant aux effets de l’art théâtral, je m’en méfiais au plus au point, comme de la corruption du naturel et de la vérité par un artifice déplacé, devenant manipulateur dans ce cadre de spiritualité.
Cependant, par ailleurs, je faisais confiance à Christian Davaine et, effectivement, ce culte a été un vrai bonheur.
Annonce des deux cultes des 13 et 14 mars
La liturgie poétique mise en œuvre par le pasteur Christian Davaine
Un vrai bonheur, non pas pour la raison futile que la poésie était mise à l’honneur, mais parce que la liturgie de ce culte a su créer un vrai recueillement dès l’ouverture somptueuse et alerte baignée par l’Allegro en ré de Haendel. La vraie poésie ne martèle pas ses mots, pas même par l’insistance de rimes dont actuellement elle sait se dispenser. Elle murmure ainsi sa musique pour ne pas imposer tyranniquement sa parole à ceux qui l’écoutent. Les textes de Jean-Pierre Siméon, François Cheng, Francine Carrillo, Ingrid Brunstein, Jean Grosjean, Gérard Bocholier et tant d’autres, judicieusement choisis pour la liturgie ont su empoigner l’esprit de l’assistance qui a répondu à l’équipe des sept lecteurs et lectrices par des chants d’assemblée écrits par Pierre Corneille (Oh! parle-moi Seigneur!), Henri Capieu ou Roger Chapal, tous issus des recueils de cantiques (2). Ils ont su renouveler l’expression des diverses phases du culte habituel, en parfaite fidélité de sens, en prononçant avec des inflexions nouvelles la louange, l’humilité ou la reconnaissance de la loi de Dieu. Pour ma part, j’ai reconnu une prière d’ouverture dans les vers de Jules Supervielle:
Écoute, apprendras-tu à m’écouter de loin,
Il s’agit de pencher le cœur plus que l’oreille,
Tu trouveras en toi des ponts et des chemins
Pour venir jusqu’à moi qui regarde et qui veille. (3)
Une expression particulièrement apaisante de la grâce dans ce poème d’Alice de Chambrier:
Si tu sens vaciller ta foi
Devant la tempête hagarde,
Calme-toi,
Dieu te garde.
Si d’après la commune loi,
Dans le néant tombe chaque heure,
Calme-toi,
Dieu demeure.
Si ton cœur est rempli d’émoi,
Si le désespoir t’environne,
Calme-toi,
Dieu pardonne.
Si la mort te comble d’effroi,
Si tu crains l’ombre où l’on sommeille,
Calme-toi,
Dieu réveille. (4)
et j’ai aimé entendre le Notre Père de Michel Leplay:
Ton nom est sanctifié
quand est faite ta volonté
Et que ton règne arrive,
car ce Royaume nous donne
le bon pain quotidien,
des cœurs réconciliés,
le don de tes victoires
sur nos tentations
et la libération de nos maux
et malheurs,
Pour l’honneur de ton nom
Enfin sanctifié, enfin glorifié
sans fin, dans ton Royaume
Et dans la gloire
de chaque premier matin
C’est ainsi que tous ces moments ont pu être vécus avec une conscience avivée, parce que l’assemblée ne s’est pas abandonnée à un engourdissement routinier, mais qu’en identifiant les intentions de la pensée poétique, elle a pu lui accorder sa propre confession de foi.
Le bonheur de ce culte a consisté dans l’équilibre parfait entre l’inattendu très personnel, original, et la tradition ecclésiale. À la base, il a fallu la connaissance poétique étendue, éclectique et fine du pasteur Davaine. La justesse de la prédication d’Olivier Arnera a correspondu à sa manière à cette subtile alchimie.
La prédication d’Olivier Arnera, au service de la culture de l’Église
Olivier Arnera ne s’est pas présenté comme un homme de théâtre, mais comme un théologien qu’il est aussi, et comme un praticien de la rhétorique. En fait, ce n’est pas à un tel exercice qu’il s’est lui-même personnellement livré, mais prêchant sur le texte des Actes, 17, 22 sqq., il a analysé l’art oratoire de Paul, en tant qu’adaptation à un mode de culture. Le sujet qu’il se proposait de traiter dans la prédication s’intitulait en effet: Évangile et culture. Olivier Arnera s’est donc employé à montrer comment, pour Paul, il est nécessaire de pénétrer la culture de ses interlocuteurs athéniens pour pouvoir leur annoncer le Christ. Il a mis au jour la conception de l’apôtre, pour lequel la culture met nécessairement en place un universalisme, c’est à dire le partage d’un fonds commun de connaissances (Paul cite à ses auditeurs le poète grec Épiménide, auteur du 6e siècle avant Jésus-Christ, et il use aussi de concepts platoniciens), mais son discours prouve aussi qu’à ses yeux la culture ne saurait s’imposer magistralement, chacun étant appelé à se l’approprier, en tâtonnant, selon les modalités de sa sensibilité personnelle.
Dietrich Bonhoeffer est partisan d’une austérité de la prédication, car «à l’origine, un témoignage est un témoignage par la prédication ayant pour objet la mort de Jésus» (5). Pas question donc, dans cette perspective, de soutenir l’attention de l’assemblée par des plaisanteries gratuites, par une gaité inopportune. Austérité n’implique pas aridité cependant, même si l’exigence est de mise: «Le prédicateur et la paroisse doivent se former à une lecture approfondie, même justement de textes difficiles, et ne pas craindre de faire un effort de pensée» (6). Olivier Arnera a su rendre accessible son propos très méthodique par la spontanéité de son exposé sans notes, et par une illustration de ses idées, comme par de fraiches paraboles. Là encore, il y fallait un doigté sans faille, ou peut-être seulement la claire conscience que, dans cet exercice, il est nécessaire de prendre garde à ce que les effets visant l’éveil de l’attention se limitent à leur intention pédagogique, sans croire à leur bien-fondé intrinsèque.
Le temple de la rue Villars était plein à craquer (dans le respect des gestes barrières et de la distanciation), ce dimanche, pour écouter une défense de la culture qui n’était pas seulement une parole d’actualité en ces temps où la pandémie condamne beaucoup d’artistes à une absence dans la sphère sociale. Combattant la dérive de sens entre les notions de culture et de culturel, Olivier Arnera a engagé l’Église à ne pas négliger le développement en son sein d’un ensemencement substantiel par la culture, à ne pas se contenter de journées culturelles éparses, avec la bonne conscience d’orner la vie paroissiale de jolis colifichets. Car la culture nourrit une pensée profonde et personnelle.
Où sont les Jacques Ellul et les Paul Ricœur? Où sont les Bernanos et les Claudel qui donnaient leurs lettres de noblesse à la pensée chrétienne dans le paysage culturel d’un pays, et même au-delà? La revendication a fusé à la fin de la prédication, parce que Paul de Tarse était capable, devant les Athéniens chez qui rayonnaient les plus hautes formes de culture reconnues à son époque, de venir proposer de manière solide, argumentée et experte l’expression d’une spiritualité profonde et réfléchie qui a essaimé, ô combien!, avec le temps.
Un printemps de spiritualité
La poésie de la liturgie pour éveiller l’émotion intime de la présence de Dieu. L’éloquence de la prédication pour promouvoir une Église fière et réconfortée de sa foi et de sa doctrine: c’était le bonheur d’un culte de l’Église protestante unie, en ce Printemps des poètes, car comme Christian Davaine l’a proclamé, reprenant un mot de Wajdi Mouawad: «Jamais couvre-feu n’a couvert le feu du poème».
Je suis désormais convaincue qu’il est bien aussi que le culte rendu à Dieu salue quand il y a lieu les poètes qui parfois s’interrogent avec une acuité dans leur recherche capable d’inspirer même des croyants, à la manière de Philippe Jaccottet, mort le 24 février dernier, auquel notre assemblée aura ainsi eu l’occasion de rendre hommage:
C’est le Tout-autre que l’on cherche à saisir.
Comment expliquer qu’on le cherche et ne le trouve pas,
mais qu’on le cherche encore?
L’illimité est le souffle qui nous anime.
L’obscur est un souffle; Dieu est un souffle. On ne peut s’en emparer.
La poésie est la parole que ce souffle alimente et porte, d’où son pouvoir sur nous. Toute l’activité poétique se voue à rapprocher, la limite et l’illimité,
le clair et l’obscur, le souffle et la forme.
Le souffle pousse, monte, s’épanouit, disparaît ;
il nous anime et nous échappe; nous essayons de le saisir sans l’étouffer.
Nous inventons à cet effet un langage où la mesure n’empêche pas
le mouvement de se poursuivre, et ne le laisse pas entièrement se perdre. (7)
Illustration: le temple de la rue Villars à Aix en Provence.
(1) Sous-titré Cours d’homilétique à Finkenwalde, Labor et Fides, 1965.
(2) Le soin apporté à tous les aspects du culte s’est vérifié aussi dans le choix des lecteurs dont plusieurs se sont formés l’an dernier dans l’atelier d’Art oratoire animé par Olivier Arnera au temple d’Aix en Provence.
(3) Le forçat innocent, Gallimard, 1930.
(4) 27 septembre 1881. Dans Prières de poètes, Labor et Fides, 2019.
(5) La parole de la prédication, p.32.
(6) La parole de la prédication, p.65.
(7) La semaison, Gallimard, 1984.