Éthique du soin et féminisme
«Il y a des mots qui portent aujourd’hui: soin et sollicitude»: la pandémie de Covid-19 a mis au premier plan le rôle des soignants et par là mis en évidence l’actualité du care (soin) et des mouvements de pensée qui le promeuvent. À partir du livre Une voix différente de la philosophe et psychologue américaine Carol Gilligan et de l’analyse qu’en fait la philosophe française Fabienne Brugère, on peut relier la pensée féministe à ces préoccupations et élaborer une éthique du soin puisque «les femmes construisent le problème moral différemment en centrant le développement moral sur la compréhension des responsabilités partagées et des rapports humains». Loin d’une morale «prescriptive, corrective et autoritaire», l’éthique serait alors «du coté de l’enquête empirique qui propose une détermination des normes à partir des situations vécues».
Texte publié sur Vivre et espérer.
Un regard nouveau
Nous voici déstabilisés par le pandémie. Nous savons la part de souffrance qu’elle a suscité et suscite encore. Nous entendons l’expression de cette souffrance, l’expression de la peur. C’est alors que nous prenons conscience du rôle salvateur de tous ceux qui ont fait ou font face à cette épidémie et en particulier les soignants dans toute leur diversité. Bref, il y a des mots qui portent aujourd’hui: soin et sollicitude. C’est le moment où une pratique nouvelle et le concept qui l’accompagne, le care, le prendre soin peuvent apparaître au grand jour après un parcours marqué par des obstacles de mentalité.
Désormais, le care n’est plus seulement la prise de conscience ouverte par le livre de Carol Gilligan In a different voice/Une voix différente (1) qui met en évidence une approche relationnelle de la morale majoritaire en milieu féminin, méconnue jusque là, et dans le même mouvement une approche de sollicitude envers tous les êtres vulnérables. À partir de là va naître une éthique du care exposée notamment par Fabienne Brugère (2). Dans un article récent (3), elle écrit: «La pandémie fait valoir un fait anthropologique majeur oublié, au moins dans les pays les plus riches: nous sommes vulnérables… les vies viables sont des vies pourtant vulnérables. Chaque vie déploie un monde qu’il s’agit de maintenir, de développer et de réparer. L’individu est relationnel et non pas isolé» (p.63). En regard, construire éthiquement et politiquement le prendre soin demande une volonté: «Le soin est une construction éthique, politique et sociale» (p.67). Ainsi, la prise de conscience ouverte par Carol Gilligan, la mise en évidence d’une autre manière de penser et d’agir débouche sur un mouvement social et la vision d’une autre société. C’est un regard nouveau. Comme tous les regards nouveaux, il induit un changement de mentalité et, par la suite, un changement des pratiques sociales. On peut revisiter l’histoire dans ce sens en évoquant les regards nouveaux qui ont changé l’état du monde. Et aujourd’hui encore, face aux tourments que nous rencontrons, de nouvelles visions sont porteuses d’espérance. Le care compte parmi ces visions. Reconnaître «une voix différente» requiert écoute et respect. C’est une ouverture spirituelle. C’est un geste démocratique.
«Une voix différente»
C’est bien l’écoute qui a permis à Carol Gilligan de découvrir une réalité méconnue: «Voici dix ans que je suis à l’écoute des gens. Je les écoute parler de la morale et d’eux-mêmes. Il y cinq ans, j’ai commencé à percevoir des différences entre toutes les voix, à discerner deux façons de parler de morale et de décrire les rapports entre l’autre et soi…» (4). À partir de cette écoute, au travers de ses enquêtes, Carol Gilligan découvre que les voix des femmes ne correspondent pas aux descriptions psychologiques du développement qu’elle même avait lues et enseignées pendant des années. «À partir de cet instant, écrit-elle, les difficultés récurrentes soulevées par l’interprétation du développement féminin attirèrent mon attention. Je commençais à établir un rapport entre ces problèmes et l’exclusion systématique des femmes des travaux permettant de construire les théories cruciales de la recherche en psychologie. Ce livre décrit les différentes manières de concevoir les relations avec autrui et leurs liens avec la tonalité des voix masculines et féminines… On peut envisager une hypothèse: Les difficultés qu’éprouvent les femmes à se conformer aux modèles établis de développement humain indiquent peut-être qu’il existe un problème de représentation, une conception incomplète de la condition humaine, un oubli de certaines vérités concernant la vie» (5).
«Gilligan ne préconise pas un féminisme de la guerre des femmes contre les hommes, mais de la relation, laquelle est aussi la relation entre sphère publique et sphère privée, raison et affects, éthique et politique, amour de soi et amour des autres. Ce sera le féminisme du 21e siècle. L’émancipation des femmes ne se fera pas sans celle des hommes.»
Carol Gilligan ne débouche pas sur une catégorisation absolue: «la voix différente que je décris, n’est pas caractérisée par son genre, mais par son thème. Les voix masculines et les voix féminines ont été mises en contraste ici afin de souligner les distinctions qui existent entre deux modes de pensée et d’élucider un problème d’interprétation. Je ne cherche pas à établir une généralisation quelconque sur l’un ou l’autre sexe. (…) Ce qui m’intéresse, c’est l’influence réciproque de l’expérience et de la pensée, les différences entre les voix et le dialogue qu’elles engendrent, la manière dont nous nous écoutons et dont nous écoutons autrui et ce que nous racontons sur nos propres vies» (6).
La traduction française du livre de Carol Gilligan est précédée par des présentations de chercheurs français qui en montrent toute la portée. Ainsi, dans un entretien préliminaire, Fabienne Brugère nous en montre l’originalité. Pour elle, Carol Gilligan interpelle la théorie dominante du développement humain et les catégories d’interprétation morale de Kohlberg (7): «La morale a un genre: une morale masculine qui se veut rationnelle, imprégnée de lois et de principes étouffe une morale relationnelle nourrie par le contexte social et l’attachement aux autres» (p.III). Mais, bien plus encore, Gilligan promeut une nouvelle éthique «qui est un résultat de la clinique, un équilibre nouveau entre souci de soi et souci des autres. L’éthique est alors une manière de se constituer un point de vue» (p.II). Et, dans le même mouvement, sans figer des oppositions, elle exprime un nouveau féminisme: «Gilligan ne préconise pas un féminisme de la guerre des femmes contre les hommes, mais de la relation, laquelle est aussi la relation entre sphère publique et sphère privée, raison et affects, éthique et politique, amour de soi et amour des autres. Ce sera le féminisme du 21e siècle. L’émancipation des femmes ne se fera pas sans celle des hommes, sans l’égalité des voix, sans la démocratie comme modèle de vie désirable ou encore sans une reconnaissance de l’importance du care» (p.VI).
Une éthique du care
Sous l’influence de Carol Gilligan, Fabienne Brugère publie L’éthique du care. Pour elle, la «voix différente» de Carol Gilligan «inaugure un problème, à la fois philosophique, psychologique, sociologique et politique, celui du care»… Il existe une «caring attitude, une façon de renouveler le problème du lien social par l’attention aux autres, le prendre soin, le soin mutuel, la sollicitude et le souci des autres. Ces comportements adossés à des politiques, à des collectifs ou à des institutions s’inscrivent dans une nouvelle anthropologie qui combine la vulnérabilité et la relationalité, cette dernière devant être comprise avec son double versant de la dépendance et de l’interdépendance» (8).
Alors que la morale est «prescriptive, corrective et autoritaire», l’éthique est «du coté de l’enquête empirique qui propose une détermination des normes à partir des situations vécues».
Ce mouvement va avec l’apparition et le développement d’une éthique nouvelle: «L’éthique du care surgit comme la découverte d’une nouvelle morale dont il faut reconnaître la voix dans le monde qui ne dispose pas du langage adéquat pour exprimer et faire reconnaître tout ce qui relève du travail de prendre soin» (9).
L’éthique du care s’affirme en opposition à une démarche individualiste: «Les tâches du care sont un sérieux antidote à une psychologie qui ne prend en compte que l’intérêt personnel des individus à agir ou à la construction du moi autonome refermé sur lui-même. La théorie du care est d’abord élaborée comme une éthique relationnelle structurée par l’attention aux autres» (10). L’éthique du care s’affirme dans le concret de la vie et non à travers des principes moraux abstraits. Alors que pour Kohlberg, il existe une morale supérieure ancrée dans le raisonnement logique généralement produit par les hommes, Gilligan affirme que les femmes construisent le problème moral différemment en centrant le développement moral sur la compréhension des responsabilités partagées et des rapports humains (11). Plus que, simplement, une morale différente, l’approche du care induit une éthique: «Utiliser l’arsenal théorique du care revient à mettre entre parenthèses le raisonnement moral au profit de ce qui particularise les conduites au nom des besoins des autres et de la force sociale des situations» (12). « Alors que la morale est «prescriptive, corrective et autoritaire», l’éthique est «du coté de l’enquête empirique qui propose une détermination des normes à partir des situations vécues» (13). Carol Gilligan décrit les cheminements de la pensée: «Il s’agit de cheminer vers une décision qui se révèle possible à même le contexte de toutes les interdépendances en jeu… la résolution a à faire avec une humanité vulnérable, avec des situations de grande fragilité à certains moments de la vie où il faut prendre des décisions… L’éthique est associée au souci, souci de soi et souci des autres…» (14).
Pour une société du care
La pandémie du Covid-19 a suscité une prise de conscience de notre vulnérabilité individuelle et collective. Elle a suscité un besoin d’aide et de soin. Dès lors, le care peut accéder à la conscience sociale. C’est bien le moment d’évoquer une société s’inspirant de l’éthique du care. C’est le thème de l’article de Fabienne Brugère dans Études: «Ce qui semble fonctionner dans cette crise sanitaire relève d’une logique d’entraide très proche de ce que préconise Joan Tronto dans Caring democracy, où l’accent est porté sur un élément essentiel des politiques de soin: l’être avec, c’est à dire les relations de solidarité et de mise en commun» (15). Cependant, au delà de la conjoncture, c’est une nouvelle vision de la société et de sa gouvernance qui apparaît: «Le présupposé individualiste conçoit les être humains à travers une injonction à l’autonomie comme si les êtres humains étaient à tout moment de leur vie maîtres et possesseurs d’eux-mêmes. Insister sur l’interdépendance généralisée des vies revient à promouvoir une autre conception du vivre ensemble à travers la primauté d’un lien démocratique soucieux de ne pas exclure celles et ceux qui sont confrontés à des situations de vulnérabilité» (16). Dans le contexte actuel, nous comprenons mieux les enjeux: «L’éthique du care nous met en garde contre les dérives conjointement marchandes et bureaucratique de nos sociétés. En reconnaissant collectivement la nécessité de mettre en œuvre plus de justice sociale, elle vaut comme une alternative à un néolibéralisme mondialisé et homogène qui laisse de plus en plus de monde sur la route… Déployer une éthique du care, c’est rappeler qu’un projet de société ne saurait se rapporter qu’à celles et ceux qui rêvent de performance individuelle, d’argent et de pouvoir. Il doit également faire face avec des destins individuels différents qui expriment le désir d’autres formes de réussite de la vie. Il a à rendre possible le soutien des individus au nom d’un bien-être à la fois collectif et individuel… L’éthique du care mène à une politique du care…» (17).
«Ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maitre. Les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi…»
Le mouvement du care s’inscrit dans les transformations actuelle des mentalités et l’apparition conjuguée d’idées nouvelles. Le livre de Fabienne Brugère relève la complexité de cette situation dans laquelle nous ne sommes pas entré ici. En faisant apparaître et reconnaitre la diversité des points de vue, Carol Gilligan inaugure un féminisme nouveau qui porte un mouvement social, le mouvement du care. Il est bon de rappeler ici combien le féminisme peut engendrer des prises de conscience par rapport aux pratiques d’un monde encore patriarcal. À l’époque, la même exigence apparaît dans la théologie féministe. On en trouve un aspect dans le dialogue entre Elisabeth Moltmann-Wendel et son mari, tous deux théologiens, en 1981, dans une rencontre organisée par le Conseil mondial des Églises (18): «Nous voulons une vie pleine qui joigne le corps, l’âme et l’esprit, une vie qui ne soit plus divisée entre la sphère publique et la sphère privée et qui nous remplisse de confiance et d’espoir par delà la mort biologique», interpelle Elisabeth.
Nous voyons bien aujourd’hui les tempêtes qui agitent le monde et les menaces qui nous environnent. Mais il apparaît aussi des mouvements porteurs d’espoir qu’il faut reconnaître et soutenir comme le care, la communication non violente et le mouvement écologique. Essayons de prendre du recul. Dans son livre Darwin, Bonaparte et le samaritain (19), Michel Serres perçoit une inflexion dans le cours de l’histoire, au sortir de massacres séculaires un âge plus doux. À l’encontre de la violence meurtrière, la figure du samaritain est emblématique de la compassion et du soin. Ne peut-on pas envisager le mouvement du care comme une étape dans ce parcours? Dans une rétrospective de long cours, on doit rappeler combien l’inspiration de l’Évangile a été anticipatrice (20). Qu’on se rappelle non seulement la parabole du bon samaritain mais l’épisode évangélique du lavement de pieds, la répudiation des puissants: «Ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maitre. Les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi…» (Marc 10,42-44). Dans tout cela, ce qui est en cause au cours de l’histoire, n’est-ce pas la volonté de puissance et ses conséquences En regard, on perçoit tout l’apport du care.
Illustration : fabrication d’un masque en Tchéquie en mars 2020 (photo CC-Tadeáš Bednarz).
(1) Carol Gilligan, Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe?, présentation de Sandra Laugier et Patricia Paperman, précédé d’un entretien avec Fabienne Brugère, Champs (Essais), 2019.
(2) Fabienne Brugère, L’éthique du care, PUF (Que sais-je ?), 2020 (3e édition). Présentation par Fabienne Bruguère sur YouTube (2016).
(3) Fabienne Brugère, Pour une société du care. Études, juillet-août 2020, pp.61-72.
(7) Le psychologue américain Lawrence Kohlberg (1927-1987) a défini en 1958 dans sa thèse The Development of Modes of Thinking and Choices in Years 10 to 16 trois niveaux de développement moral avec chacun deux stades. Le premier niveau est la moralité préconventionnelle (basée sur l’égocentrisme) avec un stade 1 où l’on cherche d’abord à éviter la punition et un stade 2 où on a compris qu’on a intérêt à rechercher une récompense. Le deuxième niveau est la moralité conventionnelle (basée sur l’acceptation des règles imposées par la société) avec un stade 3 où l’on est sensible au regard des autres et un stade 4 où l’on est attaché au maintien de l’ordre social. Le troisième niveau est la moralité post-conventionnelle (basée sur les principes) avec un niveau 5 où l’on recherche le meilleur contrat social possible et un niveau 6 où l’on applique des principes éthiques que l’on juge universels. Kohlberg s’est inspiré de la théorie du développement cognitif du psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980).
(15) Pour une société du care, p.66.
(18) Voir Jean Hassenforder, Femmes et hommes en coresponsabilité dans l’Église : dialogue théologique entre Elisabeth Moltmann-Wendel et Jürgen Moltmann, Témoins, 30 août 2018.
(19) Voir sa recension par Jean Hassenforder: Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres, Vivre et espérer, 2 octobre 2016.
(20) Voir Jean Hassenforder, Comment l’Esprit de l’Evangile a imprégné les mentalités et, quoiqu’on dise, reste actif aujourd’hui, Vivre et espérer, 17 février 2020. Et «Une société toujours saturée de convictions chrétiennes», Forum protestant, 1er mars 2020.