Une nouvelle manière de « register »
Alors que l’on a fêté les 60 ans du ministère de la Culture, l’été 2019 est encore une fois l’occasion de rappeler, à l’exemple du Musée du Désert et de ses conférences d’été, que la culture n’est pas seulement une industrie mais aussi « l’instrument du collectif ». Un instrument qui, pour les protestants et les autres, peut faire dialoguer les poètes de la Réformation et ceux d’aujourd’hui en se souvenant du pouvoir de l’écriture dans toutes nos résistances.
Actualité de la défense d’une « culture élitaire pour tous »
Le 25 juillet dernier était célébré le soixantième anniversaire de la création du ministère de la Culture. Sur France Culture, précisément, ce fut l’occasion de donner quelques échos aux protestations de Claude Patriat, auteur de La culture : un besoin d’État. Il dénonce les « industries culturelles », qui visent avant tout à être rentables, plutôt qu’à promouvoir les arts en tant que tels. Car la définition de la culture telle que la concevait André Malraux est alors perdue :
« Le ministère de la Culture a été créé pour faire survivre la culture cultivée et la culture populaire dans un environnement économique qui ne lui était pas favorable. Il ne devait pas s’occuper de culture de masse (qui est la culture de la satisfaction immédiate et de la consommation), mais de la culture cultivée c’est-à-dire celle qui fait appel au symbolique et qui est l’instrument du collectif. » (1)
Claude Patriat évalue la situation actuelle en évoquant une « immense misère culturelle faite de jugements et de prises de positions sommaires (…) incarnée par les réseaux sociaux » (2).
Dans ce contexte où beaucoup de personnes se satisfont d’un fast-food culturel dans lequel elles ont l’impression de se mouvoir avec facilité, comment porter encore l’idée que la culture « élitaire pour tous », dont Jean Vilar énonçait le principe, favorise l’accomplissement de l’humain :
« La culture, ce n’est pas ce qui reste quand on a tout oublié, mais, au contraire, ce qui reste à connaître quand on ne vous a rien enseigné. » (3)
Sans doute en la pratiquant, comme l’a fait Régis Debray, poursuivant ainsi ses luttes révolutionnaires. Il a en effet réalisé dans l’été 2018 une série d’émissions décapantes sur Paul Valéry et popularisé les méditations de son propre livre : Un été avec Paul Valéry. Encore faut-il trouver un moyen de communication qui s’ouvre à ce type d’entreprise. Jérôme Garcin a raison de saluer en l’occurrence le volontarisme culturel de France Inter :
« Il s’est donc trouvé, en France, une radio pour oser consacrer tout son été 2018 à un écrivain majeur, mais que plus personne ne lit : Paul Valéry. Et comme pour ajouter à l’audace de cette contre-programmation, c’est à l’écrivain et philosophe Régis Debray que cette radio a confié le soin, à raison de trente-deux émissions quotidiennes diffusées dans la tranche stratégique du 7h-9h, d’exprimer sa passion pour l’auteur du Cimetière marin et de Monsieur Teste. Cette radio, dirigée par Laurence Bloch, qui ose le poète de La Jeune Parque comme elle ose les cheveux rouges, c’est France Inter, devenue entre-temps la plus écoutée de toutes. Preuve qu’on gagne toujours à faire aimer ce qu’il y a de plus beau au plus grand nombre. » (4)
La poésie protestante d’hier et d’aujourd’hui au Musée du Désert
À leur mesure, quelques belles institutions du protestantisme exercent aussi leur vocation dans une intelligence profonde de la valeur de l’histoire, sans ignorer que le lieu de mémoire qu’elles mettent toute leur énergie à entretenir ne peut demeurer pleinement vivant que s’il soutient et inspire de nouvelles formes d’expression de la foi. Dans cet esprit, le Musée du Désert a considérablement enrichi, au cours de ces dernières années, sa programmation de l’été. En plus de la traditionnelle et immense assemblée qui se tient sur ses terres le premier dimanche de septembre, les représentations théâtrales, spectacles, conférences historiques, fleurissent désormais au cours des soirées des mercredis de juillet et d’août.
Nous avons été heureux, le 31 juillet dernier, de pouvoir y évoquer, sous les châtaigniers et dans la stridence du chant des cigales, la continuité de toute une tradition poétique protestante. Le sujet avait sa pleine justification, si l’on peut dire, car toute cette saison culturelle du Musée est d’ailleurs placée sous les auspices de Théodore de Bèze dont le cinq-centième anniversaire de la naissance sera célébré, jusqu’au point culminant des conférences du 1er septembre prochain. Or, ce personnage est resté inscrit dans l’histoire pour son activité de théologien, de professeur et d’ambassadeur, mais peut-être avant tout pour sa traduction des psaumes, à la suite et sous l’impulsion de Jean Calvin, et en complément des textes produits par Clément Marot.
Avec Annie Coudène comme lectrice et Marc Di Pasquale comme musicien, nous avons rappelé l’importance que les premiers théologiens du protestantisme, qui étaient aussi des humanistes, accordaient à la poésie comme don de Dieu pour exprimer la foi de tous, dans la réunion des assemblées cultuelles. Mais nous avons aussi souligné la diversité d’inspiration des poètes protestants du 16e siècle : Marguerite de Navarre et sa méditation sur l’amour, Agrippa d’Aubigné et son épopée tragique, à la fois historique et apocalyptique, et surtout Guillaume Du Bartas.
Cet auteur occitan, connu à son époque dans l’Europe entière et classé juste après Ronsard dans l’estime de ses contemporains, nous est apparu comme l’ancêtre direct de certains poètes actuels que nous nous sommes plu à identifier, en la circonstance, comme « les petits-enfants de Théodore de Bèze ». Guillaume Du Bartas a en effet réécrit la Genèse en 6 000 vers, dans son ouvrage, La Sepmaine ou Création du monde que Marcel Manoël a eu raison de qualifier de « somme » d’érudition. Mais avant tout, ce texte littéraire représente une méditation sur les mystères de l’œuvre créatrice de Dieu, sur la beauté de la Terre, sur les bienfaits de la Nuit …
À quoi cela sert-il ? Ma foi, à rien sans doute. Sinon à ressentir le privilège inouï d’être vivant, à se rapprocher de l’essentiel, à motiver sa foi, en quelque sorte. Sinon quelle serait-elle, cette foi qui n’aurait pas conscience d’elle-même, spontanément, un soir d’été, sous les châtaigniers ?
Et la fougue fervente de Guillaume Du Bartas nous a permis de traverser les siècles et d’entendre son dialogue à distance avec Étienne Pfender, poète d’aujourd’hui, dont le recueil de haïku bibliques vient de paraître, s’ouvrant lui aussi sur une recherche visionnaire des premières images du cosmos, en référence au premier chapitre de la Genèse :
du vide et le rien
bousculé jusqu’à jamais
première clarté (5)
Puis, des scintillements des haïkus nous sommes passés à la Périchorèse de Michel Block, mouvement d’approche de Dieu, comme un flux et un reflux de la prière, qui se ressource volontiers dans le vallon inspiré des Cévennes où se nichent les Abeillères, là-haut, à quelque vingt kilomètres du Musée du Désert (6).
Il est des paysages
qui laissent encore percevoir
le silence qui les a précédés.
Le soir tombé, quand nous sommes partis, dans le chant incessant des cigales, le terrain de l’Assemblée était d’une quiétude très spéciale devant la Bergerie, sans une brise, comme si la terre, plus calme et plus souveraine que les mots, nous renvoyait sa paix silencieuse. Il n’empêche, le public nous a dit son bien-être, dans le goût profond des poèmes de la foi, ancrés dans l’histoire du Désert.
La culture, comme moyen de ‘Register’
Le lendemain, Denis Carbonnier nous a fait visiter les nouvelles salles du Musée du Désert, ouvertes depuis le début de l’année. Une Bible immense à l’entrée et le tableau non moins impressionnant représentant Luther devant la Diète de Worms accueillent les visiteurs. Ils marquent un début. Mais le conservateur nous a expliqué sa volonté de faire évoluer la disposition des objets et la richesse des collections pour indiquer toujours mieux une continuité qui commence en-deçà des dates du Désert et qui se poursuit au-delà du souvenir de cette période. Sans doute cette pérennité est-elle la condition nécessaire pour valider pleinement l’esprit de la lutte des Camisards.
À la fin de la visite, nous avons rejoint un groupe auquel la jeune guide du Musée indiquait que Marie Durand avait gravé ‘Register’ sur un mur de la Tour de Constance, ajoutant au détour d’une phrase qu’elle avait pu le faire parce que, quoiqu’étant une femme, elle avait appris à écrire … Je n’avais encore jamais pensé que, sans le privilège de ce minimum de culture, l’expression de cette résistance invincible n’aurait pas pu s’afficher aussi fortement pour la mémoire des siècles.
Il m’est alors revenu l’image d’un abécédaire, exposé dans une vitrine du Musée. La fiche qui l’accompagne explique que ce petit manuel d’apprentissage de la lecture, broché, confectionné avec un parchemin de réemploi, avait été acheté par Simon Fontanès pour la plus jeune de ses filles, Isabeau, née en 1671. Écrit en français et non pas en latin, il servait aussi de manuel de prières et contenait le catéchisme de Théodore de Bèze. Ce petit livre, caché sous le toit de sa maison de Marsillargues depuis la Révocation, a été retrouvé en 1990. Pour moi, il rappelle l’attachement des protestants non seulement aux textes de la foi, mais aussi à une culture solide, formatrice et accessible à tous, qui libère, à tous égards.
Tourves, 5 août 2019
Jacqueline Assaël
Illustration : maison de Pierre et Marie Durand au Bouchet de Pranles (photo CC-Toutaitanous).
(1) Cécile de Kervasdoué, Actualités, France Culture, mis en ligne le 24 juillet 2019, 20h48.
(2) Claude Patriat, La culture, un besoin d’État, Paris, Hachette, 1998. Cité par Cécile de Kervasdoué. Voir note 1.
(3) Cette phrase est rappelée par Jérôme Garcin dans Paul Valéry rhabillé pour l’été par Régis Debray, Bibliobs, 23 mai 2019, (mis en ligne le 27 mai).
(5) Étienne Pfender, Soixante-dix haïku bibliques, recueil de poèmes préfacé par Laurent Schlumberger, avec une introduction de l’auteur et un commentaire littéraire de Jacqueline Assaël, Marseille, Éditions Jas sauvages, 2019.
(6) Michel Block, Périchorèse, Marseille, Éditions Jas sauvages, 2018.