Usages et mésusages du passé protestant
L’historien du protestantisme Patrick Cabanel a rappelé, lors du petit-déjeuner du Forum du 14 avril, la manière dont l’histoire a d’abord été pour les protestants français un besoin vital d’assurer et de rappeler leur existence puis, les persécutions terminées, un outil de cohésion mais aussi de survivance, contesté tour à tour par les Réveils, le barthisme ou la théologie de la libération.
Au temps des persécutions : un double usage apologétique et existentiel
À l’époque historique, c’est à dire avant la Révolution française, les protestants français ont fait un double usage – vital – de l’histoire.
Le premier usage, c’est la quête d’une apostolicité de leur Église. On les a accusés, à juste titre du point de vue du catholicisme qui a le temps immémorial avec lui, d’être sans racines, sans histoire, sans fondations : c’est le problème de toute hérésie qui brise la filiation apostolique de l’Église. Dès le 16e siècle, les protestants français ont donc cherché à prouver qu’ils étaient eux aussi apostoliques et que la Réforme n’était pas une nouveauté. Parce que c’est l’époque où être une nouveauté est mal perçu. Aujourd’hui, être innovant c’est bien, à l’époque c’est mauvais. Et donc ils ont cherché à prouver que la Réformation, leur Réformation, n’était que le surgissement d’une sorte de filiation plus ou moins souterraine à cause des erreurs de l’Église dominante ou de la persécution. À défaut de remonter jusqu’aux temps apostoliques, ils ont mis en chantier (ça a été une commande officielle d’un synode (1), c’était l’époque où les synodes commandaient des livres d’histoire) une histoire des Albigeois et des Cathares car à l’époque, les protestants confondaient Vaudois et Albigeois. Pour eux, c’était cette Réformation d’avant la Réformation, cette pré-Réformation médiévale qui prouvait cette filiation. Ils se sont passionnés pour leurs ancêtres supposés et redécouvert cet ensemble mal élucidé de Cathares, d’Albigeois et de Vaudois. Et cette manie de la quête des ancêtres s’est poursuivie au 19e siècle avec le pasteur Napoléon Peyrat qui dira : « J’ai deux travaux en tête : l’histoire des Albigeois, mes ancêtres par le sang ; l’histoire des Camisards, mes aïeux par la foi » (2). Il a écrit en 1842 l’Histoire des pasteurs du Désert qui réhabilite les Camisards et les prophètes. Et puis il a écrit en 1872 cette geste, cette saga, l’Histoire des Albigeois.
Le second usage de l’histoire que fait le protestantisme français à l’époque des controverses et des persécutions me paraît beaucoup plus vital que cette quête d’apostolicité. Hubert Bost a lancé l’idée que les protestants, du 16e au 18e siècle, étaient victimes d’une sorte de tentative négationniste. Et il y a eu effectivement un véritable négationnisme contre les protestants, contre l’histoire des protestants et le malheur fait aux protestants, un négationnisme qui a aussi visé le nom même des protestants puisqu’ils ne pouvaient pas s’appeler protestants ou réformés : c’est la fameuse Religion prétendue réformée (RPR) qui a fait que les controversistes catholiques les appelaient régulièrement les prétendus tout court, ou même la prétendue … C’est le refus du nom, le refus d’une identité dans la nomination. Appeler des gens les prétendus, c’est leur nier toute identité, c’est extraordinaire. Et face à cette violence de la dénomination, les protestants ont réagi par un usage littéralement vital de l’histoire (je suis dans l’anachronisme mais vous ne pouvez comprendre l’histoire des Huguenots que si vous la regardez avec les concepts forgés pour l’histoire des Juifs, sur la longue durée et sur la Shoah au 20e siècle). Ce qui a visé là les protestants lors de la Saint-Barthélémy et de la Révocation, ce n’est pas seulement une défaite politique, c’est un nettoyage géographique. C’est ce qu’on peut voir aujourd’hui avec les Chrétiens d’Orient et ça a été le projet français pour les protestants : c’est à dire s’en débarrasser par la conversion forcée, par l’émigration ou par le massacre.
Et ce qu’ont vu les protestants (comme l’ont vu les Juifs qui ont tenté de sauver les traces, par exemple, de la mise à mort du ghetto de Varsovie et d’autres ghettos polonais pendant la Seconde Guerre mondiale), ce qu’ils ont compris, c’est qu’ils risquaient de perdre une deuxième fois la vie : perdre la bataille physique mais aussi perdre la bataille historiographique puisqu’ils étaient visés par le silence de l’histoire, par un récit officiel au sens le plus fort du terme, qui les aurait supprimés, éradiqués, expurgés de France une seconde fois. Non plus dans la réalité des corps, mais dans la réalité du récit national. Ils ont donc, depuis l’origine (parce que depuis l’origine ils ont été bordés par la violence), construit systématiquement des livres contre l’oubli et des livres qui sont des livres des noms, des livres martyrologiques. Au 16e siècle en France, être protestant, c’est être le lecteur de quatre livres : la Bible d’Olivétan, l’Institution de Calvin, les Psaumes de Marot et ce fameux livre qui a été sans cesse réédité, augmenté (et pour cause), le Livre des martyrs de Jean Crespin (3). Le Crespin, c’est le quatrième pilier de cette identité protestante, c’est un livre qui raconte, en ne cessant donc de grossir, les massacres, les exécutions, les gens brûlés vifs. C’est un livre qui essaye de faire la liste complète (même si elle est incomplète) des martyrs. C’est un livre des noms. Les protestants l’ont fait contre l’oubli. Ce n’est pas un culte des saints : les pasteurs de Genève avaient interdit dans un premier temps à Crespin d’utiliser le mot martyrs parce qu’ils y voyaient un culte des saints de très mauvais aloi mais le mot martyrs s’est ensuite imposé. Pas au sens d’un culte des saints avec reliques et hagiographie mais dans un sens beaucoup plus moderne, que les murs des noms, construits par les Juifs au 20e siècle nous permettent de mieux comprendre. Et ces murs de papier des noms protestants accompagnent l’histoire protestante depuis le début : le Crespin au 16e siècle, l’Histoire de l’édit de Nantes d’Élie Benoît (4) après la seconde catastrophe (grand livre jamais réédité malheureusement, publié aussi en exil, aux Provinces-Unies) à la fin de laquelle vous avez des dizaines de pages consacrées aux confesseurs de la foi comme on disait à l’époque, aux martyrs. Après Crespin et Benoît, Antoine Court (5) avait préparé une histoire globale des protestants et lui aussi commencé à faire des listes de confesseurs, de martyrs, de prédicants. Et puis la fin de ça, c’est le précédent dictionnaire biographique, avant celui d’André Encrevé et moi-même (6), mais fait dans une optique différente, la fameuse France protestante des frères Haag (7), qui pourtant ne sont pas huguenots mais alsaciens. Car il y a aussi des phénomènes d’appropriation de cette histoire martyre par des gens qui n’en sont pas. De même (je continue les parallèles) que les Sépharades d’Afrique du Nord ont fait leur la Shoah dont ont été frappés essentiellement les Ashkénazes européens, de même les Alsaciens et même les évangéliques sont en train de se réapproprier une histoire proprement huguenote qui n’est pas la leur mais qui fait partie de ce pré commun. Et les frères Haag ont fait cette énorme France protestante qui n’est qu’un livre des martyrs : pour être dans La France protestante, il suffit d’avoir souffert. Il suffit d’avoir été pris dans une assemblée et que son nom soit sur un texte de punition. Cet usage-là a été vraiment fondateur d’une minorité persécutée et qui sait comme toute minorité qu’elle risque de périr deux fois : périr historiquement et périr historiographiquement. On le voit bien avec les Cathares qui sont morts d’une certaine façon deux fois parce qu’ils n’ont pas eu le temps de sauvegarder leur histoire dans des récits, dans des livres de noms. Et après avoir fait des murs de papier avec les noms, on a fini par faire des murs de marbre comme la table des galériens pour la foi au Musée du Désert (8). Lucien Lazare, juif alsacien vivant en Israël et qui fait partie de cette équipe qui instruisait les dossiers de Français non-juifs ayant sauvé des Juifs pour leur donner le titre de justes, a été fasciné par ces tables des noms de galériens du Musée du Désert et disait : « C’est comme Yad Vashem ». C’est à dire : c’est votre Yad Vashem avec les noms des martyrs.
Au temps de la minorité heureuse : première tentative théologique de désaffection …
Lorsque la persécution s’interrompt, à la fin du 18e et au début du 19e siècle, les protestants se retrouvent face au problème qui se pose aux minorités et aux peuples heureux. La minorité cesse d’être persécutée et est pleinement réintégrée. Il y a une lettre que je cite volontiers parce qu’elle est significative de l’orgueil des protestants (puisque les protestants sont une minorité orgueilleuse). En 1788, Rabaut Saint-Étienne écrit à ses correligionnaires de Bordeaux (9), en leur disant après l’Édit sur les non-catholiques (qu’il ne faut pas appeler l’Édit de tolérance et qui ne donnait pas la liberté complète : ni liberté de culte, ni liberté d’enseigner) : On n’a pas tout obtenu mais on a obtenu l’essentiel. Au moment où le pays entre dans la modernisation, nous sommes dans le sens de cette histoire … Et il ose écrire : Nous devons nous « préparer à devenir les instituteurs de la nation ». C’est l’orgueil naturel de cette minorité qui se sait dans le sens de l’histoire et des idées modernes, cette minorité intégrée, heureuse, immédiatement liée au pouvoir moderne (Rabaut-Saint-Étienne devient l’un des présidents de l’Assemblée). Les protestants sortent totalement de cette histoire de persécution et cette histoire dont ils faisaient un si grand usage (un usage anti-négationniste), cette histoire-là devient d’une certaine manière inutile. Et il y a eu une première tentation, qu’on va retrouver au 20e siècle, de sortir de cet usage vital, hypertrophié, identitaire de l’histoire. En particulier avec l’arrivée du Réveil qui aurait voulu que les protestants cessent un peu d’être les fils des pères et qu’ils soient des chrétiens. Qu’ils soient les fils du Père et pas les fils des pères huguenots. Il y avait là un risque de division, d’incompréhension entre ceux qui ont fait de l’histoire un pilier de leur identité, et ceux qui considèrent que tout doit passer par la Bible et le christianisme. Et il y avait un risque d’oubli et de désaffection (au sens où on se désaffectionne d’un lieu de culte) de cette histoire-là.
… puis double usage unitaire et identitaire
Or rien de tel n’est advenu et les protestants du 19e siècle et jusqu’à nos jours ont recommencé à faire un usage vraiment anormal (ce n’est pas un jugement de valeur) de l’histoire. En demandant à l’histoire deux nouveaux usages.
Le premier de ces usages, c’est l’histoire comme réponse aux risques de division du protestantisme. Ce qui fait le génie du protestantisme (génie parfois malheureux), c’est sa scissiparité. Ce génie qui fait que quand vous avez un pasteur, au bout d’un moment vous avez deux églises, parce que le pasteur (je l’ai connu à Florac dans les années 50) se réveille et du jour au lendemain quitte le temple et va fonder une chapelle tout seul. Et puis ses fidèles évidemment se divisent à leur tour puis se redivisent pour se réunir … C’est ce génie démocratique, cette grandeur démocratique, cette sorte de fluidité démocratique qui oppose si bien le protestantisme, notamment d’essence calviniste, au génie de l’unité qu’a l’Église catholique. Dans le monde protestant, il y a cette scissiparité. C’est vrai aujourd’hui comme c’était vrai avec l’arrivée du Réveil. Le Réveil tombe sur ce protestantisme trop libéral, issu du Désert, et trop historique au sens que je viens de définir. Et finalement, à mesure que ces divisions affaiblissent et désolent le protestantisme jusqu’au schisme (pour employer le mot catholique) de 1872, l’histoire reste la nappe commune, la matière commune de ceux qui sont théologiquement et ecclésiologiquement divisés. Il y a une possibilité de se retrouver autour de l’histoire. Alors que tout sépare les libéraux et les orthodoxes, cette grande division du 19e siècle, l’histoire les réunit. Il est frappant de voir, notamment dans la génération des fondateurs de ce schisme, dès les années 1840, la même passion qu’ont les uns et les autres pour l’histoire huguenote. C’est Ami Bost (10) qui réédite (on comprend dans quel sens il le fait) Le Théâtre sacré des Cévennes (11). Et au même moment, c’est l’un des Coquerel (la grande famille libérale) qui publie l’une des premières histoires du Désert (12). Si vous prenez aussi les grandes assemblées qui vont marquer le paysage cévenol, notamment celle au cours de laquelle a été entonnée pour la première fois La Cévenole (13) ou celle pour l’obélisque construit au Plan de Fontmort (14) : vous avez là à la fois les libéraux et les orthodoxes, séparés par tout sauf par le respect de l’histoire. Et on va retrouver cela jusqu’à nos jours. C’est le premier usage, proprement interne, contre les divisions théologiques si fortes au 19e siècle. Les retrouvailles grâce à la tunique sans coutures de l’histoire huguenote.
Ce premier nouvel usage est donc une digue contre la scissiparité idéologique, le second est surtout une digue contre la sécularisation, contre ce que Jean-Paul Willaime a appelé la précarité protestante. Ce qui fait la précarité du protestantisme, c’est cette aisance qu’a le protestantisme, surtout de frappe calvinienne, avec la modernité. Ce sentiment qu’il n’est pas, qu’il ne se construit pas contre la modernité, qu’il est de plain-pied avec elle. Quelle que soit cette modernité : ce seront les Lumières et l’Encyclopédie au 18e siècle, la laïcité au 19e, le socialisme pour le protestantisme allemand et le protestantisme français au 20e, puis les 30 glorieuses, la révolution sexuelle, Mai 68 … Jean-Paul Willaime avait fait aussi un livre sur les ex-pasteurs (15), ces très nombreux pasteurs qui ont quitté l’Église réformée dans les années 70 et qui n’ont pas eu le sentiment (un ex-pasteur, ce n’est pas un prêtre défroqué) d’une rupture et d’une sortie mais d’un service rendu dans un autre lieu, d’un autre service. Parce que, entre un pasteur, un pédagogue, un journaliste, un philosophe, un humaniste, un militant de la Ligue des Droits de l’Homme, il n’y a pas de fossé : il y a simplement des distances qui se franchissent par glissements, par une sorte de tectonique heureuse, par érosion. Et le risque, bien-sûr, c’est d’être tellement heureux dans la modernité, dans la sécularité que l’on s’y perd, par bonheur. Et combien le protestantisme a-t-il perdu d’élites et a-t-il perdu de troupes dans cette absence de frontières tranchées ? Pourquoi les Cévennes encore aujourd’hui votent-elles à gauche aux élections ? Pourquoi sur certaines tombes dans la région de La Grand-Combe, voit-on la croix huguenote avec la faucille et le marteau ? C’est vrai depuis la fin du 18e siècle jusqu’à nos jours : l’histoire, ce n’est plus une digue contre la négation organisée par un État persécuteur et par un récit officiel catholico-monarchique, c’est une digue contre le risque de disparition dans la franc-maçonnerie (ça a été capital) ou dans l’humanisme quel qu’il soit, qui garde les protestants de ce risque de diffusion et d’effusion heureuse dans la sécularité et la modernité, par dissémination heureuse dans une société où les protestants sont par excellence la minorité intégrée et presque un peu dominante. C’est ce qui reste du protestantisme quand on a oublié la Bible, le culte, la foi … Avec cette identité par l’histoire, cette transformation des protestants en huguenots, on peut être très éloigné du christianisme. Il y a cette fameuse boutade typiquement cévenole qui dit que les hommes ne vont jamais au temple mais qu’il suffira qu’on leur interdise d’aller au temple pour qu’ils s’y précipitent tous. Et ce n’est pas qu’une boutade : il y a de ça. Deux grandes figures intellectuelles, Gabriel Monod (16) et dans la même génération Pauline Kergomard (17) ont tous les deux par hasard dit la même chose : Je ne me sens plus protestant (il ne s’agit même pas d’être chrétien), mais je me sens huguenot. Il n’y avait plus qu’une chose : même pas le protestantisme, l’histoire. Être huguenot, c’est savoir que ses pères ont été persécutés, rien d’autre. Là, on est très éloignés, effectivement, du christianisme.
Ce phénomène de huguenotisation s’est construit au 19e siècle et ensuite avec ce qu’on appelle les entrepreneurs de la mémoire, des gens qui construisent des lieux de mémoire, des bulletins savants, des œuvres historiographiques ou des œuvres romanesques … Par exemple André Chamson (18) : vous n’êtes pas protestant sans André Chamson aujourd’hui ou Jean-Pierre Chabrol (19) et tant d’autres. J’ai parlé tout à l’heure de Peyrat. Et les entreprises de mémoire, ce sont les musées, ce sont les plaques … Il y a une statuomanie républicaine, il y a aussi une statuomanie huguenote et une plaquomanie huguenote. Vous ne pouvez pas aller dans les Cévennes sans trouver dans chaque hameau une plaque. Soit parce qu’il y a un prédicant, soit parce qu’il y a une bataille camisarde ou un chef camisard. Et ce phénomène-là continue : on en a rajouté une couche ces dernières années puisqu’on a mis 5 plaques pour marquer les endroits où les protestants des Cévennes avaient accueilli collectivement des Juifs.
Aujourd’hui, après une deuxième tentative de désaffection théologique …
Mais au 20e siècle, il y a eu un vrai phénomène de désaffection de l’histoire dans le monde protestant, causé par deux grands courants théologiques. Le barthisme, qui a conquis une grande partie du protestantisme français des années 1930 à la fin des années 1950, a eu une sorte de méfiance à l’égard de l’histoire, au moins telle que la pratiquaient les protestants français et cela a vraiment provoqué un phénomène de désaffection à l’égard de cette histoire-là. En même temps, lorsque Karl Barth (mais c’est le Barth résistant des années 30 et 40) dit qu’il est peut-être parfois plus facile de résister à une persécution ouverte qu’à une persécution molle et masquée, il précise : Tout le monde ne peut pas être un galérien pour la foi, ou tout le monde ne peut pas écrire le mot « RÉSISTER » sur un mur de prison. Même le suisse de langue allemande Karl Barth s’approprie Marie Durand … Mais globalement, le barthisme a littéralement renvoyé dans les musées cette identité huguenote marquée par l’histoire. Et puis, dans les années 60, il y a eu dans le protestantisme français une sorte d’invasion de la théologie de la libération, c’est le fameux Église et Pouvoir de 1971 … Cette passion-là a vraiment marqué le protestantisme et elle a aussi totalement condamné, désaffecté ou désaffectionné ce rapport des protestants à leur histoire. On peut l’entendre dans l’avant-dernier discours d’André Chamson à l’Assemblée annuelle du Musée du Désert en 1975 (20). L’Assemblée du Musée du Désert était en train de mourir dans ces années-là, ils étaient tous dans les communautées hippies les héritiers du protestantisme … André Chamson demande : « Qu’êtes-vous aller faire au Désert ? » Et il accuse les protestants d’abandonner leur histoire, amer précisément à l’égard de cette désaffection issue des générations du barthisme et de la théologie de la libération à la protestante.
… un triple usage unitaire, identitaire et mémoriel
Et c’est le moment où les protestants vont à nouveau replonger dans un usage totalement hypertrophié de l’histoire. Il y a un hasard commémoratif : toutes les fins de siècle sont des périodes de commémorations très fortes. On commence par commémorer la Révocation en 85, puis viennent l’Édit de tolérance en 87, l’intégration en 89, l’Édit de Nantes en 98, la Guerre des Camisards en 02 … Il y a eu cet effet commémoratif de fin de siècle, qui avait déjà fonctionné à la fin du 19e siècle, mais plus globalement, la France toute entière est entrée en lieux de mémoire. C’est le moment où la France redécouvre la mémoire de la Shoah, et où il y a vraiment une invasion, au meilleur sens du terme, de l’espace collectif à la fois par l’histoire, par la mémoire, par ces commémorations. Et les protestants sont à nouveau dans l’identité par l’histoire et par la mémoire, à nouveau dans l’hypertrophie, mais pour le coup ils ne sont pas seuls puisque toute la société française est entrée dans ce phénomène-là.
Aujourd’hui, on peut penser que les protestants continuent à faire un usage multiple de leur passé, un usage non plus double comme tout à l’heure contre la scissiparité et la sécularité, mais triple.
Il y a toujours un usage face aux risques de division idéologique et théologique, un usage de nappe commune de l’histoire. On voit les évangéliques commencer à s’approprier l’histoire huguenote, une réappropriation qui rappelle celle pratiquée par les Alsaciens au 19e siècle.
Il y a toujours aussi un usage de digue identitaire contre les risques de diffusion et de perte dans la société. Y-compris aujourd’hui avec l’abandon des dernières réserves rurales et les mariages mixtes.
Mais il y a désormais un troisième usage : les protestants sont entrés dans le temps commun de cet usage français obsessionnel de la mémoire, de l’histoire, de la commémoration. Ils ont d’une certaine façon perdu leur spécificité dans cette France entrée en commémoration permanente depuis maintenant quelques dizaines d’années.
De l’usage à l’utile : un passé d’existence et de coexistence
Quelle est l’utilité possible de cet usage du passé par les protestants ? Philippe Joutard (21) écrit que les protestants sont trop silencieux, trop modestes (il parle de « modestie orgueilleuse » pour nous caractériser), trop inaudibles. Et pourquoi les protestants devraient-ils être plus audibles ? Parce que leur passé est un passé de résistance, mais résistance avec un petit r : le fait d’avoir tenu. Ce n’est pas seulement avoir pris les armes face à Louis XIV le roi tout puissant, c’est un passé de fidélité continuée, de maintien : avoir tenu bon et tenir bon. Ce passé de résistance continue évidemment à parler aux gens quand on voit combien aujourd’hui dans le monde les minorités, y-compris les minorités chrétiennes, voient mise en doute leur existence-même. Le passé protestant français est un passé d’existence : exister, continuer à exister. Exister, c’est à dire rester. Je pense que rester et résister, c’est la même chose, et on voit combien rester est un enjeu vital pour un certain nombre de minorités contraintes de partir ou littéralement nettoyées au pire sens du terme.
Deuxième chose (et Philippe Joutard insiste beaucoup sur cette construction continue de la laïcité) : les protestants français peuvent offrir à la communauté française l’acquis de ce qui s’est fait dans les siècles passés. L’histoire des protestants français n’est pas une histoire communautaire mais une histoire partagée, c’est la longue et difficile histoire de l’apprentissage par la France du pluralisme, de la gestion de la diversité. Et la France est confrontée à la nécessité de réinventer sans cesse le pluralisme, la gestion de la diversité. L’histoire protestante offre de ce point de vue-là un certain nombre d’éléments, de réflexions, dans ses échecs et dans ses régressions comme dans ses acquis.
Illustration : couverture des Pasteurs du désert de Napoléon Peyrat.
(1) En 1603, le synode provincial du Dauphiné (particulièrement concerné par les Vaudois) tenu à Embrun demande que l’on rédige « l’histoire de l’état, doctrine, vie et persécutions des Albigeois et Vaudois », tâche qui sera finalement assurée par le pasteur de Nyons Jean-Paul Perrin. Son livre, imprimé en 1618 (après la demande du synode national de Tonneins en 1614 d’un envoi à chaque province), ne donnera pas entièrement satisfaction et le synode de Charenton en 1623 fera une nouvelle commande du même type au pasteur Du Tilloit de Sedan qui mourra peu après sans avoir pu l’exécuter.
(2) Cité par F. de Schickler, Bulletin historique et littéraire (SHPF) vol.30, 1881, p.203. Napoléon Peyrat (1809-1881), né aux Bordes sur Arize (Ariège), poète et pasteur (à Saint-Germain en Laye de 1847 à sa mort) mais surtout historien et fondateur des études cathares.
(3) Jean Crespin (vers 1520-1572), juriste artésien installé exilé à Genève à partir de 1548, y dirigera une importante imprimerie de 1554 à sa mort.
(4) Élie Benoît (1640-1728), pasteur à Alençon de 1655 à la Révocation, puis à Delft. Son Histoire de l’Édit de Nantes parut à Delft de 1693 à 1695 et fut aussitôt traduite en anglais et en néerlandais.
(5) Antoine Court (1695-1760), vivarois, a participé tout jeune à la Guerre des Camisards avant de renier la violence et de refonder l’Église réformée française à Monoblet en 1715 puis de l’organiser tout au long de sa vie depuis Lausanne. Il rédigea une première histoire critique de la Guerre des Camisards (Histoire des troubles des Cévennes) publiée en 1760.
(6) Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours, Patrick Cabanel et André Encrevé (dir.), tome I (A-C), Les Éditions de Paris 2015.
(7) La France protestante, ou vie des protestants français qui se sont fait un nom dans l’histoire depuis les premiers temps de la Réformation jusqu’à la reconnaissance du principe de la liberté des cultes par l’Assemblée nationale, Eugène (1808-1868) et Émile (1810-1865) Haag, publiée de 1846 à 1859 en 10 volumes à Paris chez Joël Cherbuliez.
(8) Acquise par la SHPF à la fin du 19e siècle, la maison natale du chef camisard Rolland devient en 1911 le Musée du Désert.
(9) Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne (1743-1793), nîmois et pasteur du Désert (comme son père) à partir de 1764, grand artisan de l’Édit du 7 novembre 1787, député du tiers-état aux États généraux de 1789 puis à l’Assemblée constituante jusqu’en 1791, député de la Convention de 1792 à 1793, année où il est arrêté avec les Girondins puis guillotiné. Sa lettre à « Messieurs les membres du comité de Bordeaux » date du 12 février 1788, quelques jours après l’enregistrement de l’Édit au Parlement de Paris.
(10) Ami Bost (1790-1874), pasteur genevois descendant de huguenots dauphinois et ami de Félix Neff dont il publiera les lettres, se met au service du Réveil aussi bien en France qu’en Allemagne et en Suisse. Il est le père de John Bost.
(11) Le Théâtre sacré des Cévennes, ou récit des diverses merveilles nouvellement opérées dans cette partie de la province du Languedoc a été publié une première fois à Londres en 1707 par Maximilien Misson à partir des prophéties prononcées dans le groupe de réfugiés huguenots mené par l’ancien camisard Élie Marion (1678-1713). Après sa deuxième publication par Ami Bost en 1847 (sous le titre Les prophètes protestants), il a été réédité plus récemment en 1977 (Laffitte Reprints, avant-propos de Philippe Joutard) et 1978 (Presses du Languedoc, introduction de Jean-Pierre Richardot). Les Avertissements prophétiques prononcés par Élie Marion en 1706 et 1707 ont eux été republiés par Jean-Paul Chabrol et Daniel Vidal aux éditions Jérôme Million en 2003.
(12) Histoire des églises du désert chez les protestants de France depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’à la Révolution française, publiée en 1841 chez Cherbuliez par Charles-Augustin Coquerel (1797-1851), frère du fameux pasteur parisien Athanase Coquerel (1795-1868), l’un des chefs de file du courant libéral.
(13) Commandé à Ruben Saillens par le pasteur Louis Guibal (église évangélique libre de Saint-Jean du Gard) pour son journal La Cévenole, le chant « patriotique et religieux pour nos Cévennes » fut entonné en chœur pour la première fois lors d’un grand rassemblement commémorant le bicentenaire de la Révocation à Saint-Romain de Tousque le 23 août 1885.
(14) L’obélisque du Plan de Fontmort (commune de Saint-Martin de Lansuscle, près de Barre des Cévennes) a été dressé le 15 août 1887 à l’occasion du centenaire de l’Édit pour rappeler les 3 batailles camisardes du 28 juillet 1702, d’août 1703 et surtout du 13 mai 1704 où Rolland réussit à s’emparer d’un convoi d’argent très escorté.
(15) Dans Les ex-pasteurs (Centre de Sociologie du Protestantisme, Université de Strasbourg 1979), Jean-Paul Willaime commente les résultats d’une enquête ayant permis d’interroger 43 sur la centaine de pasteurs ayant quitté les Églises protestantes entre 1950 et 1975 et constate que plus de la moitié des départs ont eu lieu entre 1968 et 1973.
(16) Gabriel Monod (1844-1912), neveu du pasteur Adolphe Monod, est l’un des fondateurs de la Revue historique et un spécialiste du haut-Moyen âge français.
(17) Pauline Kergomard (1838-1925), née Reclus (et cousine germaine du géographe Élisée Reclus), institutrice, milite pour la transformation des salles d’asile en écoles maternelles dont elle est nommée inspectrice générale par Jules Ferry en 1881 et qu’elle dirige jusqu’en 1917.
(18) André Chamson (1900-1983), originaire du Vigan, archiviste et conservateur de musée, académicien français, écrivit une série de romans consacrés aux Cévennes et à leur histoire.
(19) Jean-Pierre Chabrol (1925-2001), originaire de Chamborigaud, écrivain, auteur notamment du roman sur les Camisards Les Fous de Dieu (1961) qui contribua à leur popularisation.
(20) André Chamson intervint sept fois lors des Assemblées du Musée du Désert, la première en 1935 (pour le 250e anniversaire de la Révocation de l’Édit de Nantes) où il dit : « Ce passé n’est pas mort puisque aujourd’hui où je vous parle, il y a à nouveau des chrétiens persécutés dans le monde », une allusion à l’Église confessante allemande.
(21) Sur la demande de Réforme, le théologien Elian Cuvillier et l’historien Philippe Joutard avaient accepté de participer à une disputatio pour répondre de façon opposée à la question « Les protestants français s’intéressent-ils trop à leur histoire ? » (Réforme, n°3525, 29 août 2013). Pour Philippe Joutard, « ce petit peuple qui a su, pendant plusieurs générations, résister à l’État le plus puissant de l’époque, sous les formes les plus variées, et conserver sa croyance et sa culture, en défiant toutes les prévisions, est une parabole utile pour le monde actuel » et particulièrement dans une culture française qui « a toujours une fâcheuse tendance à concevoir l’unité comme uniformité et donc une extrême difficulté à concevoir une histoire plurielle ». Elian Cuvillier lui, après avoir détaillé les 3 impasses de l’histoire militante (nostalgie, arrogance et muséification), argumentait pour la prise en compte de l’histoire protestante comme « dette symbolique » qui « nous relie à nos contemporains comme témoins de la gratuité universelle et subversive de la Bonne Nouvelle » et pour la « dimension contestatrice de nos illusions et de nos prétentions » qu’a le travail historique.