L’échec et ses remèdes
Face aux malheurs, pourquoi en voit-on qui se relèvent quand d’autres restent à terre ? Si la Bible a pu armer notre culture d’un esprit combatif face au destin, son message se résume-t-il dans la morale de l’effort, au risque de faire de nous les juges et arbitres des mérites et des fautes d’autrui ?
L’idée qu’aucun malheur n’est irréversible est un puissant ressort de notre civilisation. Depuis que le Dieu biblique s’est manifesté pour libérer son peuple élu de la servitude égyptienne, il n’y a aucune forme d’esclavage, tant au propre qu’au figuré, qu’il soit licite d’imposer, et qui doive être tolérée. Dans le même esprit, depuis que Jésus-Christ a multiplié les pains et effacé les lèpres physiques et sociales, il n’y a plus aucune raison de se résigner à l’infortune. Enfin, sa Résurrection, en triomphant de la mort, enterre toute vision fataliste des choses. Il exhorte ses disciples à déplacer les montagnes. Il affirme qu’il suffit pour cela d’une ferveur pas plus grosse qu’une graine de moutarde, invitant à y croire comme à une chose faisable, car il n’est personne qui, si diminué soit-il, ne puisse tenir entre ses doigts la plus petite des graines connues. Déplacer les montagnes serait donc à la portée de tous.
Ce parti-pris de répudier les pesanteurs a fait son chemin dans tous les domaines de la pensée et de l’existence. Soulevé de terre par un optimisme inédit, l’homme n’a plus à supporter l’existence ; devenu énergie créatrice, il prend sa vie entre ses mains pour la modeler comme un potier son bloc de glaise. Dans ce sillage, qui aujourd’hui ne se félicite d’entendre des témoignages médiatisés démontrant que la vie n’est jamais finie, que l’horizon n’est jamais irrémédiablement bouché, ni l’avenir inéluctablement écrit d’avance ? La résilience n’est pas un vain mot. Sur la foi de ces cas édifiants, on entend dire qu’il faut rebondir, positiver, aller de l’avant. « Allez ! Secouez-vous ! » « Ne dites jamais que c’est fichu ! » On tombe et on se relève, on échoue mais on repart, que dis-je : on apprend de ses échecs, et l’enthousiasme allant crescendo, l’échec devient même un tremplin pour aller plus haut et plus loin, comme la devise olympique en inculque l’idéal : « Plus vite, plus haut, plus fort ! » – Citius, altius, fortius ! Dans cette veine, les spectaculaires exploits des athlètes handicapés des Jeux paralympiques forcent l’admiration et font chaud au cœur.
La morale de l’effort est bien intentionnée, mais n’aurait-elle pour effet de porter un regard sévère sur ceux qui semblent stagner dans leur marasme ?
De là cependant à penser qu’il suffirait de faire preuve de bonne volonté pour s’en sortir, il n’y a pas loin. La morale de l’effort est sûrement bien intentionnée, mais n’aurait-elle pas pour effet pervers de porter un regard sévère sur ceux qui semblent stagner dans leur marasme, comme s’ils s’y complaisaient ? « D’accord, vous avez eu un coup de malchance, mais c’est de votre faute si vous en êtes toujours là. » De la fausse compassion au blâme, le glissement se fait tout seul ; ce petit mais qui pourrait nous échapper à tous justifie tous les égoïsmes et ouvre, si l’on n’y prend garde, un boulevard au désinvestissement politique et social. Si, par exemple, souffrant d’un simple rhumatisme articulaire je dépose une demande d’aide à domicile alors que Philippe Croizon, amputé de ses quatre membres, traverse seul la Manche à la nage ; ou si, subissant une débonnaire radiothérapie, je n’ai pas le tonus pour continuer à travailler comme Dominique Bertinotti (ministre déléguée à la Famille) qui mène victorieusement de front sa chimiothérapie et son ministère gouvernemental ; ou encore si, m’étant retrouvé en fin de droits, je sombre dans la dépression au lieu de m’accrocher courageusement comme le firent des Ford, Honda et tant d’autres héros de la légende dorée des success stories, et bien, c’est que vraiment, je suis nul.
Dans un court entretien visible sur Internet, le psychologue Philippe Gabilliet raconte l’anecdote suivante, qu’il donne pour historique : Talleyrand, le célèbre homme d’État et diplomate, avait pressenti un certain aristocrate pour un poste de diplomate. Son secrétaire rapporte dans ses chroniques que l’impétrant, au moment où Talleyrand allait signer son ordre de nomination, laissa s’exprimer son sentiment de soulagement en expliquant que « jusqu’à présent je n’ai pas eu de chance ». Hélas, cet aveu révéla aux yeux de Talleyrand non le gagnant qui aurait pu lui valoir son estime, mais le perdant qui ne méritait que son mépris. Aussitôt, levant la plume, il déchira la feuille qu’il s’apprêtait à signer, et renvoya le candide avec ces mots sarcastiques : « Allez, Monsieur, je m’en voudrais de contrecarrer votre infortune. » Justifiant encore ici sa réputation peu amène, Talleyrand se fit l’auxiliaire assassin du destin de cet homme châtié d’avoir été trop confiant. Ce n’est pas pour rien que Talleyrand fut surnommé le diable boiteux (il avait un pied bot). Il y aurait bien de quoi trouver à l’heure actuelle que ce diable a fait école dans nos sociétés sans pitié. D’où l’on peut aisément conclure avec Philippe Gabilliet que, en somme, réussir c’est croire et faire croire en sa propre réussite, avant même toute réussite. La chance ne frappe pas à votre porte ? Qu’à cela ne tienne ! À vous de la susciter ! Faites preuve d’inventivité, d’esprit d’entreprise, d’audace !
Tout le défi consiste à s’extirper de la mauvaise dynamique pour entrer dans la bonne, entrer dans le jeu quand est hors-jeu
Fort bien, mais, convenons-en, encore faut-il en avoir les moyens. On ne peut faire abstraction des conditions objectives dans lesquelles se trouve la personne. Même pour donner sa chance à la chance, il faut un « capital » de départ. Comme dit l’adage, mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade. Le succès va au succès, comme l’échec appelle l’échec. C’est tout le problème. Une remarque de Jésus, prononcée sans doute dans une autre intention, trouverait ici parfaitement sa place ; sans l’avoir cherché peut-être, elle décrit à merveille la logique du monde dans sa pire dynamique illustrée par l’histoire racontée à l’instant. « On donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il pense avoir » (Lc 8,18 et 19,26). Ainsi les pauvres se surendettent avant de tout perdre, et le haut du panier enregistre des profits exponentiels.
Justement, la vie ne présente pas des situations statiques, mais des processus dynamiques, que décrivent bien, appliquées à l’échec, les images du cercle vicieux ou de l’engrenage de la machine infernale, et, appliquées à la réussite, les images de croissance et d’élévation. Aux uns la spirale descendante, aux autres l’ascenseur social. Aux uns la plongée dans le gouffre, aux autres (moins nombreux) le surf sur la vague bleue. Tout le défi consiste à s’extirper de la mauvaise dynamique pour entrer dans la bonne, entrer dans le jeu quand est hors-jeu. Les ouvrages de bons conseils traitent de la sortie de l’échec sous cet angle psychologique : comment se ressaisir. La difficulté est cependant accrue par le fait que les situations ne sont pas cloisonnées, et c’est par là qu’elles intéressent l’éthique et la politique. Ce qui arrive aux uns se répercute sur les autres, dans un rapport inversé. Comme dans une balançoire à bascule, si l’un monte, l’autre descend. Il faut s’appesantir sur la perversité objective de cette relation de vases communicants : c’est parce que l’un descend que l’autre peut monter ; les deux mouvements sont indissociables entre eux. L’économie le démontre. Qui dit gagnant, dit perdant. Par suite, pour que le second remonte… un peu, ou descende… un peu moins bas, le premier doit consentir à rogner ses ailes. Il faut compter sur les lois d’un État de droit, les principes de redistribution, de mutualité… Il y a un seuil social en-dessous duquel l’individu est tellement fragilisé que tout le coaching du monde tombe dans le vide. Les seuls échos qu’il reçoit des glorieux vainqueurs de leur ordalie quelle qu’elle soit, ne servent qu’à le culpabiliser encore un peu plus, par contraste.
Ainsi, le monde est un. Tout le monde est relié, et le discours volontariste sur l’échec atteint une limite en donnant l’impression de renvoyer peut-être un peu facilement l’individu à lui-même, à ses propres ressources. En allant dans ce sens, ce serait la faute de cet aristocrate ingénu d’avoir ruiné sa chance, plutôt que celle de Talleyrand de l’avoir exécuté comme on déchire un papier. Cette anecdote résume bien au fond une problématique où l’éthique se confond avec le politique. Elle illustre de façon à peine exagérée la ligne de fracture entre deux tendances explicatives (et deux pôles politiques) :
• Pour les uns, chacun est responsable de sa vie ; la réussite est une question de volonté, d’audace, d’intelligence. « Assez d’assistanat ! Il ne faut s’en prendre qu’à soi-même. »
• Pour les autres, c’est la société qui est déterminante. Les conditions qui vous sont faites favorisent votre réussite ou vous condamnent à l’échec. On n’a pas la maîtrise de son destin. « C’est joué d’avance. »
Les individus ne sont pas égaux devant les circonstances de leur échec, pas plus qu’ils ne sont égaux devant les possibilités de les surmonter
En fait, il n’y aurait pas grand sens à réunir sous le même concept des formes d’échec aussi disparates que la réalité sociale elle-même. Sans vouloir minimiser l’épreuve de l’échec quel qu’il soit pour quiconque, on ne peut pas assimiler d’une part les déboires d’hommes d’affaires ferrés en matière financière et dotés d’un riche carnet d’adresses, et d’autre part l’impuissance économique quasiment totale dans laquelle des millions de personnes se trouvent reléguées de par leurs origines sociales, avec des chances extrêmement faibles de mener un jour une vie qui ne ressemble pas à un échec au long cours. De même, la même maladie se répercute différemment d’un patient à l’autre. On peut concevoir qu’un travail gratifiant dans un cabinet ministériel par exemple puisse même être un soutien thérapeutique en cas de maladie de longue durée (vaillante Mme Bertinotti), mais il ne faudrait pas en tirer argument pour retirer à ceux qui vivent une autre réalité le légitime congé maladie dont dépend leur rétablissement. Sous couvert de désigner à l’admiration publique le courage de certains face à l’adversité, on craint de ne sentir pointer l’intention culpabilisante et moralisatrice qui prépare le terrain pour de nouvelles mesures socialement régressives.
C’est pourquoi les individus ne sont pas égaux devant les circonstances de leur échec (qu’il touche à la santé physique ou mentale, au travail, à la famille, à tout type d’accident), pas plus qu’ils ne sont égaux devant les possibilités de le surmonter. Ce qui sera pour l’un vécu comme une éclipse de fortune, un revers momentané, une mauvaise passe, sera pour l’autre un désastre entraînant toutes les calamités en cascade : précarité aggravée, rejet, isolement… Le premier regardera rétrospectivement cet échec désormais surmonté comme un accident de parcours en définitive bénéfique, qui lui aura permis de reconsidérer ses priorités, de mieux se connaître et même de se trouver en retrouvant les siens ; le second, hélas, fera le douloureux constat que « sortir de la galère, c’est un parcours de maltraitance » (témoignage de Monique, dans l’émission Les pieds sur terre, sur France Culture, le 17 février 2014).
Ainsi, l’histoire de ceux que l’on appelle à juste titre les exclus n’est pas celle d’un conte initiatique couronné par une happy end hollywoodienne, mais plutôt d’une inexorable descente aux enfers à mesure que l’âge avance, et que la demande professionnelle se tarit. L’échec ponctuel du citoyen bien intégré (du bourgeois) n’a rien à voir avec l’échec chronique des naufragés de nos sociétés socialement stratifiées. Le président de Médecins du monde, Thierry Brigaud, et Graciela Robert, responsable de la mission SDF de Médecins du monde, sont de ceux qui s’acharnent à maintenir les consciences en alerte. Ils ont récemment fait ressortir « l’hypocrisie » qu’il y avait à exiger des personnes sans-abri (dont on estime le nombre en France à 150 000) des gages de leur bonne volonté d’insertion alors que leur survie au quotidien est un « éternel recommencement ». Et de commenter : « Combien d’entre nous pourraient s’en sortir dans de telles conditions ? »
L’échec de l’un doit être vu comme l’échec de la communauté des hommes. Celui qui est en échec a été mis en échec, celui qui est exclu a été exclu
Cet exemple parmi les plus douloureux d’une réalité sociale inhumaine nous oblige à prendre en compte le contexte politique et social des vies échouées qui se fracassent sur les rivages de nos sociétés hérissées d’écueils. Écoutons le langage : ne parle-t-on pas d’épaves humaines ? La métaphore s’est dramatiquement concrétisée à Lampedusa. Ces bateaux qui s’échouent ne touchent pas la terre ferme, comme le dit métaphoriquement par excès d’optimisme un certain discours sur l’échec, ils coulent corps et biens, au sens propre. Ne craignons pas les mots, nous qui ne souffrons que modérément en comparaison des foules de victimes sécrétées par un système qui marginalise les hors-norme ou atypiques, les sous-productifs, qui use et abuse des êtres jusqu’à leur mort prématurée et anonyme. Allons au fond du problème : l’échec de l’un doit être vu comme l’échec de la communauté des hommes. Celui qui est en échec a été mis en échec, celui qui est exclu a été exclu.
Je n’aurais aucune hésitation, devant toute personne laïque de bonne volonté, tels que les intervenants de Médecins du Monde, du Secours populaire et de tant d’autres organismes bénévoles, à faire valoir que la Bible fonde pour nous cette critique sociale, et prescrit un autre modèle. On n’est pas pauvre par hasard, disent les prophètes, on est exploité, ou relégué au ban de la société. On ne souffre pas pour rien, on est persécuté. Tels les Hébreux en Égypte, tel le Psalmiste, tel Jésus-Christ. Le Bienheureux des Béatitudes du Sermon sur la montagne qui, rappelons-le, est le discours inaugural de Jésus, est pauvre, affamé, assoiffé « de justice », sur fond de « persécution » (Luc 6,20 et Mt 5). Dans le regard de l’Évangile qui se déroule par la suite, toute situation humaine est ancrée en contexte, toujours en lien avec les autres, jamais in abstracto. L’hémorroïsse ? Rejetée par tous, exploitée par les médecins. L’infirme de la piscine de Béthesda ? Les autres toujours prêts à lui passer sur le corps. La Syro-Chaldéenne ? Refoulée jusque par les disciples… et ainsi de suite.
Que fait Jésus en opérant ses miracles ? En faisant grâce à l’un, il enseigne la responsabilité de chacun envers tous. Il renouvelle les rapports humains. Sinon son miracle n’aurait pas plus de valeur qu’un tour de magie sans lendemain. Le prestidigitateur fait son numéro dans un cirque… où l’on tourne en rond. Beaucoup d’effet dans l’instant ; personne n’en sort transformé. À l’opposé de ce déjeuner de soleil, le miracle de Jésus restaure quelqu’un définitivement. Ce faisant, il met un coup d’arrêt à l’ordre dévoyé du monde et révèle à tout jamais la facticité des évidences, celles qui font dire « C’est triste, mais c’est comme ça », « Désolé, mais on n’y peut rien », « Je regrette, mais chacun sa vie ». Pour Jésus il n’y a pas de « mais » qui tienne. Son miracle est chaque fois une épée qui transperce les consciences. « C’est comme ça » ? – « Lazare, sors ! ». « On n’y peut rien » ? – « Déplacer les montagnes ! » « Chacun sa vie » ? « Ce que vous aurez fait au plus petit d’entre mes frères… »
Si une porte s’ouvre pour quelqu’un en échec, c’est que quelqu’un la lui a ouverte
Dans la lignée de la tradition juive (« Qu’as-tu fait de ton frère ? »), il montre que la vie de chacun est du ressort de tous. Aussi est-il bouleversé de voir le paralytique porté jusqu’à lui par quatre bonnes âmes, et il montre jour après jour que l’on ne se sort pas de l’échec tout seul. Quelqu’un vous en sort. Il est normal que l’attention se porte sur le protagoniste de tel ou tel rétablissement éclatant. Mais en réalité c’est aussi de ceux qui l’ont soutenu et entouré qu’il faudrait parler, comme le fait aussi l’Évangile, car ils sont les artisans de ce retour à la vie de leur ami. « Lève-toi et marche ! » Il fallait quelqu’un pour le dire au malheureux infirme, et Pierre était le mieux placé pour rendre manifeste la puissance régénératrice qui l’avait sorti de son échec mortel. En réponse à son triple reniement, trois fois le Christ ressuscité lui avait parlé comme on tire en trois coups un seau du puits.
En conclusion, nous ne pouvons pas nous absoudre de notre part de responsabilité directe ou indirecte, par action ou omission, dans les calamités qui plombent la vie de nos semblables. Nos sociétés gagneront en humanité quand chacun aura la claire conscience que tout ce que nous avons à titre individuel (santé, instruction, droits, etc.), nous le devons à une chaîne de bienveillance et de solidarité englobant tant des personnes particulières que la puissance publique, et que nous en éprouverons une juste gratitude. Notre vie même est suspendue au bon vouloir d’autrui, comme le démontrait l’anecdote de Talleyrand. Réciproquement la vie des autres est entre nos mains. Il y a à chaque instant un choix à faire pour le prochain. Si une porte s’ouvre pour quelqu’un en échec, c’est que quelqu’un la lui a ouverte.
(Photo : extrait de Il Vangelo secondo Matteo de Pasolini, 1964)