Bonhoeffer entre fidélité et post-vérité
«Pourquoi avoir besoin de se référer à Bonhoeffer pour imaginer une histoire qui n’est pas la sienne ?» Dans le film L’espion de Dieu de Todd Komarnicki, Frédéric Rognon a certes vu quelques scènes «saisissantes de profondeur humaine», mais surtout la fabrication d’«un héros courageux et monolithique, qui n’éprouve jamais la moindre hésitation ni le moindre doute», bien loin du personnage réel et de sa théologie complexe… et bien près des idéaux du protestantisme trumpiste.
Texte publié dans Foi&Vie 2024/2.
Vif intérêt…
Le film de Todd Komarnicki intitulé L’espion de Dieu, avec Jonas Dassler dans le rôle de Dietrich Bonhoeffer, est sorti aux États-Unis en novembre 2024, puis projeté dans les salles françaises le 22 janvier 2025, grâce à Saje Distribution. Avec pour sous-titre: Martyr, pasteur, résistant, et inspiré de la biographie d’Eric Metaxas, il relate l’histoire du théologien allemand et de son engagement contre le Troisième Reich. Ce film a suscité en moi un mélange de vif intérêt et de profonde perplexité. L’intérêt tient à certaines scènes, intelligemment construites, saisissantes de profondeur humaine, et relativement fidèles à la réalité historique. J’en retiendrai trois. La première est le départ à la guerre de Walter, le frère aîné de Dietrich, ses adieux à sa famille (dommage que la scène se déroule à Breslau, alors qu’ils étaient déjà installés à Berlin depuis 1912), et sa mort brutale en 1918; poignantes, les funérailles sont filmées depuis le fond de la tombe. La deuxième scène rend compte des relations de profonde complicité entre Dietrich et sa sœur jumelle Sabine: toute en finesse, cette évocation sonne juste. La troisième scène retrace la préparation et le déroulement de l’attentat-suicide manqué contre Hitler conduit par Rudy von Gersdorff, le 21 mars 1943: la reconstitution est précise et assez fidèle (dommage que cet événement soit situé pendant le second séjour de Bonhoeffer à New-York en 1939, et que le figurant d’Hitler ne soit pas vraiment ressemblant – l’acteur qui joue Bonhoeffer ne lui ressemble pas non plus).
… et profonde perplexité
Quant à ma perplexité, elle se situe à différents niveaux. On ne saurait contester au scénariste la liberté de choisir tel ou tel épisode, au détriment d’autres passés sous silence, et de construire la structure du récit, même si les flash-backs incessants peuvent dérouter le spectateur qui n’a pas une idée précise du cheminement biographique, complexe, de Dietrich Bonhoeffer. On sera simplement surpris de ne retrouver aucune évocation ni de sa fiancée, ni des dix-huit mois de captivité à Tegel (pourtant riches en élaboration théologique), ni de l’attentat du 20 juillet 1944 dans lequel Bonhoeffer était impliqué.
Quant aux scènes choisies pour représenter des étapes de sa vie, elles mériteraient quasiment toutes un commentaire de mise en contexte et de rectification factuelle, voire théologique. C’est ainsi que Bonhoeffer est présenté comme le rédacteur des thèses de Barmen, alors que l’on sait qu’elles sont essentiellement l’œuvre de Karl Barth, Bonhoeffer se trouvant alors à Londres. C’est ainsi que le séminaire confessant de Finkenwalde est situé dans les dunes, ce qui était le cas de celui qui l’a précédé, à Zingst, au bord de la Baltique, Finkenwalde se trouvant pour sa part à l’intérieur des terres, dans le delta de l’Oder. C’est ainsi que la tragédie de la nuit de Cristal (9-10 novembre 1938) conduit Bonhoeffer à quitter précipitamment Finkenwalde pour Berlin (alors que le séminaire a été fermé par la Gestapo dès octobre 1937), et pousse Martin Niemöller (présenté comme un évêque) à prononcer un sermon très engagé puis à être arrêté (alors qu’il est incarcéré en juillet 1937 et déporté en mars 1938, et que le fameux discours mis dans sa bouche à cette occasion: «Lorsqu’ils sont venus chercher les juifs …», date de 1946 – il connaît d’ailleurs plusieurs versions dont la plupart ne mentionnent pas les juifs). C’est ainsi que le plan d’évasion se présente à deux reprises, à Buchenwald puis à Schönberg, alors qu’il a été proposé (et refusé par Bonhoeffer) à Tegel.
On pourrait multiplier les exemples. Les promoteurs du film se défendent de toute accusation d’infidélité aux faits historiques, en arguant du fait qu’il s’agit d’un biopic (biographical picture), c’est à dire d’une œuvre de fiction s’inspirant simplement et librement d’un personnage réel et de son histoire. Il y a cependant un seuil qu’un biofilm ne saurait franchir sous peine de se donner pour une pure instrumentalisation d’une figure historique au mépris de sa véracité – pourquoi donc, au fond, avoir besoin de se référer à Bonhoeffer pour imaginer une histoire qui n’est pas la sienne ? Paradoxalement, voir ce film en étant averti des infidélités historiques est un moindre risque que de s’y rendre naïvement, en croyant visionner un documentaire – mais les personnes qui sont prévenues n’auront guère d’appétence pour ce type de spectacle.
Positionnement théologique binaire
Cependant, les infidélités les plus graves concernent moins les faits historiques que les positionnements théologiques. La théologie de Bonhoeffer apparaît d’ailleurs très peu, même si on le voit souvent écrire dans ses carnets. Mais les quelques mentions de ses convictions théologiques et de son cheminement spirituel sont sujettes à caution. Son premier séjour à New-York, en 1930-1931, est présenté comme l’occasion d’une véritable rencontre personnelle avec Jésus-Christ, grâce à sa fréquentation des églises noires de Harlem. Éric Metaxas, dans sa biographie, n’avait pas hésité à en faire un born-again, adversaire résolu du libéralisme théologique (1). S’il est exact que Bonhoeffer a été fortement marqué par la spiritualité afro-américaine, son séjour à New-York a en réalité surtout constitué un tournant vers le pacifisme chrétien, sous l’influence du pasteur français Jean Lasserre (absent du film). Et il est difficile d’en faire un évangélique américain lorsqu’on lit ses diatribes contre le nationalisme chrétien, ou ses lettres de captivité remettant en question la toute-puissance de Dieu. Son identité théologique est beaucoup plus subtile qu’un positionnement binaire selon le clivage confessant/libéral.
Par ailleurs, tout le film est construit sur la thématique de la défense des juifs: Bonhoeffer ne cesse d’y affirmer son philosémitisme et de dénoncer les persécutions, jusqu’à y consacrer un discours à New-York lors de son second séjour. L’engagement de Bonhoeffer en faveur des juifs ne fait aucun doute, comme en attestent plusieurs textes de sa main, mais il est tout à fait excessif d’en faire le noyau de sa théologie. Le deuxième voyage à New-York n’avait nullement pour objectif de faire connaître le sort des juifs en Allemagne. Ici encore, les choix du scénariste trahissent les orientations théologiques d’une certaine frange évangélique américaine, soucieuse de souligner les affinités entre juifs et chrétiens.
Construction d’une icône
Le grief le plus sévère que l’on peut adresser au film est de faire de Bonhoeffer un héros courageux et monolithique, qui n’éprouve jamais la moindre hésitation ni le moindre doute, qui est d’emblée prêt à prendre tous les risques, y compris celui de sa vie, pour tuer Hitler de ses propres mains. Il tient même un pistolet Lüger sur l’affiche américaine, détail effacé de l’affiche française. Or Bonhoeffer a traversé plusieurs profondes crises intérieures, a hésité durant de longs mois avant de rejoindre la conjuration, a préféré à plusieurs reprises la prudence à la témérité, et ne s’est jamais avancé avec la plus grande audace devant un SS qui le menaçait de son arme (comme le film le met en scène). Bonhoeffer avait une personnalité complexe, faite à la fois de lucidité et de doute, de détermination et d’atermoiements, de force et de faiblesse, comme en atteste son poème de captivité: Qui suis-je ? S’il affirme clairement que la foi sans les œuvres n’est pas la foi, ses inflexions quant aux modalités de cette mise en œuvre de la foi, entre Nachfolge (1937) et son Éthique (1940-1943) n’apparaissent nullement. Le film le montre à plusieurs reprises roué de coups, alors que cela ne lui est jamais arrivé. Se construit ainsi, tout au long du scénario, une icône de dimension christique, prête à aller jusqu’au bout, c’est à dire au sacrifice de sa vie pour extirper le mal du monde. Suivre le Christ sur son chemin de croix, c’est prendre soi-même le risque du tyrannicide.
La dernière scène exacerbe cette image : devant le gibet, Bonhoeffer récite les Béatitudes, puis tend son cou au bourreau en souriant. On sait aujourd’hui que la réalité historique est beaucoup moins édifiante: les condamnés étaient pendus sur un échafaud monté à hauteur d’homme (de telle sorte que leurs pieds touchaient le sol), non avec une corde mais avec des viscères de bœuf élastiques, afin que le supplice dure le plus longtemps possible. Celui de Bonhoeffer a dû durer six heures.
Quel est donc le Dietrich Bonhoeffer que ce film veut mettre en scène, et quel message veut-il nous transmettre ? L’interrogation se renforce lorsque l’on sait qu’Eric Metaxas a justifié l’attaque du Capitole en janvier 2021, en invoquant l’exemple de Bonhoeffer face au Troisième Reich. Depuis la publication de sa biographie en 2015, la figure de Bonhoeffer ne cesse d’être annexée par la droite religieuse états-unienne, aujourd’hui clairement trumpiste. Ce film oscille en effet entre fidélité et post-vérité. On sait que la post-vérité repose toujours sur un peu de vérité objective, à laquelle s’ajoutent des interprétations tendancieuses et des couches de fiction: c’est le cas de tous les exemples que nous avons donnés. C’est d’autant plus troublant que nous disposons d’un très bon film sur Bonhoeffer: Bonhoeffer, agent of grace (2000), d’Éric Till, avec un sosie de Bonhoeffer au jeu remarquable: Ulrich Tukur. Ce film-là n’est pas non plus sans défauts, il met surtout en avant l’histoire d’amour entre Dietrich et Maria von Wedemeyer, mais il a le mérite d’offrir un message théologique et spirituel beaucoup plus ajusté au témoignage de vie et de foi de Bonhoeffer. Un troisième film sur Dietrich Bonhoeffer est annoncé pour ce printemps. Quel Bonhoeffer nous présentera-t-il ?
Illustration: détail de l’affiche du film.
(1) Voir Eric Metaxas, Bonhoeffer. Pasteur, martyr, prophète, espion, Éditions Première Partie, 2014 (Bonhoeffer, Pastor, Martyr, Prophet, Spy, Thomas Nelson, 2011), pp.135-138, 163.