Partout on confond paix et sécurité - Forum protestant

Partout on confond paix et sécurité

«La paix doit être audacieuse; elle est l’unique grand risque à prendre», disait Bonhoeffer en 1934, ajoutant que «la paix est le contraire d’une garantie. Exiger des assurances signifie se méfier, et se méfier engendre la guerre». Dans ce monde où «aucun État ni aucune société civile ne sont prêts à prendre de tels risques» et où les autocrates occupent le devant de la scène, c’est peut-être (les niveaux international et national semblant hors de portée) au «niveau microsocial», pour Frédéric de Coninck, que cet appel chrétien à «prendre le risque de la main tendue» peut commencer à être entendu.

Texte publié sur Tendances, Espérance.

 

 

La formule n’est pas de moi, mais de Dietrich Bonhoeffer. Il la prononce lors d’une allocution à la conférence œcuménique de Fanö en 1934. À ce moment, en Allemagne, l’Église confessante a commencé à prendre ses distances avec le gouvernement nazi (chronologiquement, on se situe, fin août 1934, entre la déclaration de Barmen et celle de Dahlem). L’espoir de Bonhoeffer, à l’époque, est qu’une interpellation de l’ensemble des Églises, de tous pays, pour appeler à la paix, pourrait avoir le poids qu’aucune Église nationale isolée n’aurait jamais. Il était, hélas, exagérément optimiste.

Il était néanmoins lucide: «L’heure presse, le monde est hérissé de baïonnettes; effrayante, la méfiance se lit dans tous les regards» et «Qui sait si nous nous retrouverons l’an prochain» (1), ajoute-t-il.

Au reste, si je ne partage pas le relatif optimisme de Bonhoeffer, je pense qu’il a parfaitement mis le doigt sur les impasses dans lesquelles nos pays, aujourd’hui encore, s’égarent, et sur la spécificité, dans ce domaine, du point de vue chrétien.

 

Le chemin de la paix n’est pas celui de la sécurité

Il explicite en effet son propos en disant qu’en aucun cas la recherche de la sécurité n’apportera la paix:

«La paix doit être audacieuse; elle est l’unique grand risque à prendre, et ne pourra jamais être assurée. La paix est le contraire d’une garantie. Exiger des assurances signifie se méfier, et se méfier engendre la guerre».

Voilà le cœur de son argument. On se rend compte aujourd’hui qu’aucun État ni aucune société civile ne sont prêts à prendre de tels risques. Et encore moins le risque de combats qui sont «gagnés même lorsque le chemin mène à la croix», comme il l’écrit.

Mais il y a quelque chose de profond dans son discours. Aujourd’hui, on n’envisage rien d’autre (aussi bien au niveau international, qu’en termes de politique intérieure) qu’un équilibre des forces. On tente de parvenir à des cessez-le-feu, on tient les manifestants en respect, on se méfie des oppositions. Et peut-être, dans le meilleur des cas, que cela permettra d’éviter un embrasement généralisé.

Mais cela ne produira pas la paix. Disons que la paix dont parle le Christ et que les chrétiens sont appelés à vivre et à professer, c’est autre chose.

 

La paix et le risque

J’aime cette idée d’associer la paix au risque, car c’est souvent l’objection que l’on rencontre quand on veut être artisan de paix: c’est beaucoup trop risqué.

Et l’enjeu est là: accepter le risque, ou bien rechercher la sécurité.

Or les politiques publiques, aujourd’hui, s’enferment de plus en plus dans des bétonnages juridiques, dans une surenchère sécuritaire, dans la poursuite illusoire du risque minimum. Et elles renforcent, ce faisant, les comportements agressifs.

Je ne pense pas que les acteurs politiques et encore moins leurs électeurs soient disposés à entendre actuellement cet appel au risque. Mais être chrétien peut (devrait) mettre en mesure de prendre le risque de la main tendue. C’est là le chemin de la paix annoncée par le Christ (et c’est bien au nom du Christ que Bonhoeffer appelait à la paix) qui n’est, en rien, celui de la sécurité.

Et je pense que nos sociétés ont un besoin urgent de la respiration que pourrait leur donner un groupe de gens disposés à sortir des vertiges sécuritaires de tous ordres.

 

La fascination devant les outrances des autocrates

Un tel programme d’action est sans doute complexe à mettre en œuvre aujourd’hui, tant la fascination devant les outrances des autocrates, leur capacité à ignorer toutes les règles, leur recours décomplexé au mensonge et au rapport de force, occupent le devant de la scène. Cela fait assurément de bons titres pour les médias. Cela encourage également les penchants de tout un chacun pour le passage en force et pour la construction de forteresses qui découragent des assaillants éventuels.

De fait, le niveau international, où se situait Bonhoeffer, me semble hors de portée, au moins à court terme. Au niveau microsocial, en revanche, nous avons une marge d’action importante, en lien avec d’autres acteurs prêts à prendre les risques de la paix. Entre les deux, il y a le niveau national où nous pouvons, au moins, nous positionner comme des acteurs qui refusent l’enfermement dans le dialogue de sourds et les parodies de négociation.

Les chances d’aboutir à quelque chose sont difficiles à estimer… mais, pour le coup, c’est là le risque qu’il faut être prêt à prendre !

 

Illustration: Vladimir Poutine et Kim Jong Un autour de Xi Jinping le 3 septembre 2025 à Pékin (photo Kremlin).

(1) Le texte de cette allocution est reproduit en français dans: Bonhoeffer, Textes choisis, Labor et Fides/Le Centurion, 1970, pp.186-189.

Commentaires sur "Partout on confond paix et sécurité"

  • Jean-Paul Sanfourche

    Je crois comprendre la pensée de Bonhoeffer comme un appel à refuser que la paix soit réduite à la logique des garanties sécuritaires, mais pas comme une injonction à ignorer toute prudence. Le risque de la confiance n’exclut pas la vigilance lucide. La vie et les écrits (ceux du moins que j’ai lus) reflètent assez souvent, je crois, la tension entre son idéal de paix comme confiance risquée et la réalité du mal absolu qu’il a connu, auquel il fut confronté, dont il fit l’expérience. C’est dans cette tension que sa pensée prend toute sa profondeur. L’Évangile appelle à un dépassement de la peur et de la méfiance. Mais, face au nazisme, Bonhoeffer réalise que la peur et la méfiance sont les instruments d’un système totalitaire (voir Arendt). Alors, exiger la confiance peut signifier consentement au mal et contribution au triomphe d’un pouvoir destructeur. C’est, me semble-t-il, ce constat qui le conduit à cette apparente contradiction: il prône la confiance pour la paix et s’engage (après de longues et douloureuses réflexions) dans le complot visant à supprimer Hitler. Loin de renier son idéal, il assume cette culpabilité tragique qui consiste à commettre un acte de violence. Non par méfiance personnelle, mais pour empêcher une violence encore plus grande. Dans un monde (qui est aussi le nôtre) marqué par le péché, comment préserver la paix uniquement par la confiance ? Je ne parviens pas à retrouver l’endroit où il me semble dire qu’il faut parfois «plonger les mains dans la faute» (de mémoire) tout en restant sous le regard et la grâce de Dieu.

    Votre article nous invite indirectement à penser cette tension, malheureusement irréductible, entre l’idéal évangélique de paix et la responsabilité (politique) face au mal concret. Cette terrible dialectique habite souvent nos prières, et nous hante, car nous savons qu’un courage de la paix sait reconnaître ses propres limites dans notre monde déchiré par la violence.

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