Réactualiser Clausewitz ?
 (Une diplomatie à la dérive) - Forum protestant

Réactualiser Clausewitz ?
 (Une diplomatie à la dérive)

Pour le général prussien, la guerre était au 19e siècle la «simple continuation de la politique par d’autres moyens». Aujourd’hui, alors qu’on avait cru sortir de cette Formule, y sommes-nous revenus, puisque «l’usage désinhibé et dorénavant volontaire de la force est devenu normal» ? Si «la guerre devient acte fondateur, l’acte premier de la tragédie», la diplomatie n’en semble désormais plus que «le reflet», et le flou entre guerre et paix, «entre guerre et politique, entre guerre et diplomatie» crée une zone grise peu propice au discernement ou à l’optimisme.

 

 

 

«La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens» (1).

«Nous sommes dans une guerre avec une logique du 19e siècle, où la guerre est la continuité de la diplomatie, et la diplomatie la continuité de la guerre», analyse Gil Mihaely, directeur de la publication de la revue Conflit (2) après l’intervention des États-Unis en Iran. Sans l’avouer, la formule fait étrangement écho à celle de Clausewitz, pour qui «la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens». Par «logique du 19e siècle», l’expert signifie que cette guerre semble obéir à une logique ancienne où la guerre et la diplomatie étaient étroitement liées. Bref on se bat, on débat, on se bat de nouveau pour aborder les négociations ultérieures avec le meilleur rapport de forces possible. En somme: la guerre pour négocier dans les meilleures conditions et la diplomatie pour l’arrêter ou la prolonger. En évitant à tout prix la guerre totale. Mais Mihaeli, s’il s’inspire de Clausewitz, examine en miroir la proposition et, sans toutefois approfondir sa pensée, nous laisse ainsi penser que les dynamiques contemporaines des conflits légitiment cette inversion.

 

Guerre et diplomatie : une dialectique complexe

C’est donc bien de la dialectique entre guerre et diplomatie dont il s’agit. Dans le contexte géopolitique actuel, dans ce contexte de guerre(s) qui est – c’est terrible à dire – le nôtre au quotidien (3), cette dialectique est très souvent convoquée, parfois sans nuances, en établissant implicitement une symétrie entre guerre et diplomatie alors que de nombreux et nouveaux facteurs semblent sinon contredire la théorie du stratège militaire prussien, du moins la rendre sérieusement révisable. Dans notre monde instable, parmi ces nombreux facteurs qui redéfinissent l’équilibre entre guerre et diplomatie, il faut noter l’évolution de ces conflits – on pense à la guerre dite hybride – et la remise en question, voire la violation, du droit international. Et si guerre et diplomatie demeurent interdépendantes, de nouveaux types de conflits complexifient leurs relations (4). Nous voudrions ici, modestement, c’est-à-dire sans appareil théorique excessif (5), proposer une réflexion sur cette interdépendance, même si parfois la diplomatie nous semble bien impuissante – sinon obsolète ! – devant la force. Hobbes l’emporte assurément sur Kant.

 

La guerre en prolongement de la diplomatie

En gagnant du temps pour réaliser son ambition impérialiste, la Russie a instrumentalisé des années de négociations diplomatiques (Accords de Minsk, accords «au format Normandie») pour conforter son action militaire contre l’Ukraine. Ce qui apparaît comme la conséquence d’un échec de la diplomatie, la guerre en Ukraine, débutée en 2014 (Crimée), intensifiée en 2022, en est en réalité le fruit.

Instrumentalisée, son échec apparent était le seul moyen d’imposer la guerre et de légitimer une incursion territoriale par la force. Le cas de la Chine est beaucoup plus problématique, où le discours diplomatique à propos de ce qu’elle appelle sa «souveraineté historique» accompagne des revendications territoriales sous forme d’implantation et de militarisation d’îles artificielles en mer de Chine méridionale (6). La diplomatie coïncide alors avec une guerre qui n’en est pas encore une (7), sans combats directs mais avec l’éventuel recours à des moyens coercitifs.

 

La diplomatie en prolongement de la guerre

Dans nos imaginaires, la diplomatie est synonyme de paix, pour éviter ou conclure un conflit. Or l’inversion de la Formule (c’est ainsi que Raymond Aron désigne la célèbre phrase du stratège prussien) prend tout son sens lorsque la diplomatie devient la continuation de la guerre par d’autres moyens. Certes, elle vise à restaurer la paix, mais elle contribue surtout à légitimer les résultats du conflit en verrouillant les gains territoriaux obtenus par la force. Ainsi la diplomatie post-conflit se pense comme le prolongement stratégique de la guerre à laquelle elle met fin tout en y contribuant. Nous pensons naïvement que la diplomatie s’inscrit contre la guerre. Alors qu’elle la prolonge en confortant les acquis du vainqueur. Par exemple les accords de Dayton (1995) dans l’ex-Yougoslavie n’ont pas mis fin à la logique ethnique du conflit, mais ont figé une répartition territoriale selon les lignes de front militaires. Dans le Haut-Karabakh (2020), le cessez-le-feu dû à la médiation russe fut favorable à l’Azerbaïdjan qui a conservé les territoires reconquis par les armes. Et que souhaite Poutine, lorsque la diplomatie entrera en scène, sinon annexer définitivement les territoires conquis en Ukraine ? Il faut en être conscient (ou le craindre, même si la victoire de l’Ukraine est indispensable): c’est par la diplomatie que toute tentative de remise en question des nouveaux équilibres risque d’être neutralisée.

 

La diplomatie des narratifs ou la diplomatie en guerre

Cette diplomatie est en soi une guerre. Pendant les hostilités, la bataille de la légitimité se livre sur le terrain de la diplomatie, ou chaque acteur veut imposer son interprétation du conflit. La Russie multiplie les prises de paroles et les résolutions à l’ONU. Il faut en effet justifier une «opération spéciale» dont le but serait de «dénazifier» l’Ukraine (le bataillon AZOV faisant partie des arguments) en dépit des condamnations internationales. Narratif peu crédible, version illégitime, déni de la réalité, déconstruction de l’Histoire, mais qui semble obtenir l’adhésion de certains pays, y compris en Europe, même s’ils n’y croient pas vraiment. Nous sommes acquis évidemment au narratif d’Israël qui doit cependant convaincre encore et encore que son action militaire à Gaza est la réponse légitime au terrorisme et que son combat est profondément existentiel. Relisons les deux chartes du Hamas (la seconde n’atténuant pas la première) ou la constitution de l’Iran pour savoir que le seul objectif de ce pays et de ses proxys est la disparition totale d’Israël. Mais Israël doit mobiliser ses réseaux diplomatiques et médiatiques pour lutter contre ses détracteurs antisionistes et antisémites qui font une autre lecture du conflit (8). Crédibles ou non, légitimes ou non, on constate que ces narratifs taisent ou minimisent les critiques concernant les violations des droits humains ! La diplomatie en guerre mène certes un combat symbolique, mais elle doit gagner sur la scène internationale les opinions publiques, au risque que celles-ci, partisanes, n’importent les conflits ailleurs que sur le champ de bataille (9). La diplomatie n’est pas l’antithèse de la guerre. C’est peut-être en ce sens qu’une réactualisation de la Formule serait nécessaire. La paix des diplomates devrait naître du compromis. Elle naît presque toujours d’une victoire militaire dont le narratif se développe en termes politiques.

 

La diplomatie dans la brutalité du monde

Le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées françaises, (protestant), constate que «l’usage désinhibé et dorénavant volontaire de la force est devenu normal. Il supplante désormais le système du droit» (10). Dans notre monde moderne, post-clausewitzien, la force passe avant le droit, et la paix ne peut s’obtenir que par la force, dont l’usage devient habituel et presque ordinaire dans le paysage de la politique internationale, au détriment du droit international. Selon la Charte des Nations Unies (article 2, §4) l’usage de la force n’est envisageable qu’en cas de légitime défense (article 51) et que si elle est autorisée par le Conseil de sécurité de l’ONU pour maintenir ou rétablir la paix (11). Or, dans l’actuel contexte géopolitique, les principes fondamentaux du droit international humanitaire (DIH) sont systématiquement bafoués. La distinction entre civils et militaires, malgré les ridicules et abjectes dénégations des belligérants, n’est pas faite (principe de distinction). Mais tous les autres principes sont délibérément ignorés. Nulle proportionnalité, nulle précaution (réduite à des simulacres afin de réduire les pertes civiles), nulle protection des personnes vulnérables. Ces violations sont des crimes de guerre, et sont poursuivies par la Cour pénale internationale (CPI) ou des juridictions ad hoc, par exemple pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda. La violation du droit des enfants, les agressions sur les travailleurs humanitaires, les attaques d’hôpitaux se multiplient et resteront pour la plupart impunies. Malgré les mandats d’arrêt de la CPI (Netanyahou, Poutine…) pour crimes de guerre, on ne peut que constater une forme d’inertie institutionnelle. Tout en légitimant ou délégitimant les guerres, la rhétorique diplomatique est souvent vague, approximative ou faussement compassionnelle à ce propos, et donc, parfois, complice. Mais que peut la diplomatie universelle ou multilatérale (12) dans un monde où la guerre est instrumentalisée par la politique ? Restent les canaux parallèles puisque l’Iran (par exemple) semble rejeter toute diplomatie directe, tout en acceptant le dialogue indirect.

 

La frappe et l’écho

J’ai lu quelque part que la guerre était «la frappe» dont la diplomatie se faisait «l’écho». Formulation poétique mais paradoxale et inversion confirmée de la Formule, selon cette même lecture-miroir que nous signalions plus haut. L’actualisation de Clausewitz exigerait donc que l’on inverse systématiquement la dynamique, ou, pire, que l’on fusionne deux dynamiques antagonistes, en rendant toute dialectique impuissante à résoudre les contradictions (13). Ce n’est plus la guerre qui prolonge la diplomatie politique, mais la diplomatie qui simultanément se fait résonance de la violence militaire. Ainsi, pour prolonger le propos du général Burkhard, la guerre devient acte fondateur, l’acte premier de la tragédie, la diplomatie, en acte deux, s’en ferait le reflet. Dans un rang secondaire – et presque subalterne, ancillaire – elle se réduirait à un discours de légitimation de ce qui a été déjà décidé par la force. C’est reconnaître qu’en certains contextes internationaux la vraie décision se fait (doit se faire ?) par la force et que la diplomatie ne consisterait qu’à négocier (voire entériner) ce qui a été imposé, en dépit du droit international. Ce que la guerre impose, la diplomatie, impuissante à l’éviter, le confirme.

On mesure le cynisme de cette nouvelle Formule, qui ne rend pas totalement obsolète celle du célèbre prussien, mais qui la complète en l’inversant jusqu’à la tordre, la subvertir et la précipiter dans l’absurde. La guerre peut apparaître comme une simple continuation de la politique par d’autres moyens, mais en réalité la diplomatie politique n’est qu’une façade derrière laquelle se cache le vrai pouvoir, celui des armes. Le rapport de force précède et annule toute négociation préventive. L’outil de paix ratifie le langage de la violence.



Un commentateur, sur une chaîne d’information en continu, a récemment lancé l’idée d’une «réactualisation de Clausewitz». Nous l’avons pris au mot, même si le monde d’avant n’est plus ! Réactualiser Clausewitz face aux enjeux modernes des conflits ? Au fond, quelle drôle d’idée, presque saugrenue ! Clausewitz distingue guerre et paix. Les distingue-t-on si nettement aujourd’hui ? Sans le réaliser, parce que nous voulons être aveugles, ne sommes-nous pas déjà captifs de ces inquiétantes zones grises, en-dessous de tout seuil entre la guerre et la paix ? Déjà en-deçà ou au-delà – on ne sait plus – de la paix ou de la guerre ? Aussi floue est la distinction entre guerre et politique, entre guerre et diplomatie, dont l’équilibre symétrique, nous l’avons vu, est irréversiblement rompu. En dehors des canaux diplomatiques habituels, les conflits hybrides ne brouillent-ils pas à bas bruit les frontières entre guerre classique et guerre larvée: coercition économique, désinformation ciblée, cyber-attaques (14) ?… Réactualiser Clausewitz ? Impossible, même s’il fut le témoin lucide de l’accélération de l’Histoire (15).

Alors comment ne pas voir dans «le cours violent des événements», dans l’inversion funeste devenue «normale» de l’ordre des choses et des valeurs,

«les prémices d’un effondrement toujours imminent du système de la vie terrestre, les tristes symptômes d’une détérioration peut-être irréversible de l’âme humaine…» (16).

 

Illustration: rencontre en Arabie Saoudite en février 2025 entre le secrétaire d’État américain Marco Rubio et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov (photo US Department of State).

(1) Carl von Clausewitz, De la guerre, Minuit, 1955. La Formule est d’ailleurs très ambiguë, sa traduction posant problème (voir Qu’est-ce que la guerre ?, Une réinterprétation de la «Formule» de Carl von Clausewitz, Revue française de science politique 2017/2, pp.291-308).

(2) Gil Mihaely: « Nous sommes dans une guerre avec une logique du XIXe siècle », i24 News, 22 juin 2025.

(3) Chaque matin, nous nous réveillons soucieux de l’état des différents fronts de guerre. Je me demande parfois si nos âmes ne s’abîment pas dans cette consultation anxieuse de l’actualité guerrière ! La guerre n’est plus perçue comme une rupture mais s’installe dans une permanence, dans le flux continu de l’information quotidienne.

(4) Ce que Gil Mihaely reconnaît en soulignant qu’Israël connaît une guerre différente des précédentes, puisqu’il affronte un autre État et non plus des groupes armés comme le Hamas ou le Hezbollah.

(5) Il faudrait relire l’ouvrage de Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz (tome I: L’âge européen, et tome II: L’âge planétaire), Gallimard, 1989. Pour être complet, il faudrait aussi relire Emmanuel Terray, Clausewitz, Fayard, 1999. Sns oublier de René Girard, le célèbre Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nord, 2007.

(6) Pierre Demoux, La Chine accusée de bâtir des îles artificielles pour étendre sa zone maritime, Les Échos, 28 décembre 2022.

(7) Certains politologues parlent de «guerre grise» ou de guerre en «zone grise». On pourrait aussi bien parler de «paix grise», tant certains conflits actuels sont dans un entre deux instables, entre guerre et paix. On peut craindre que l’Europe n’y soit déjà entrée !

(8) Guerre entre récits concurrentiels qui construisent des réalités opposées: terrorisme vs résistance, sécurité vs apartheid, etc., qui façonne la perception des conflits (plus que leur analyse rigoureuse et documentée).

(9) On aurait pu évoquer ce qu’on pourrait appeler la diplomatie humanitaire qui, en pleine guerre, sans pouvoir mettre un terme à la violence, joue un rôle tactique pour atténuer les souffrances des populations meurtries. Évacuation des civils sans diminuer l’intensité des combats, échanges de prisonniers, couloirs humanitaires, cessez-le-feu temporaires respectés ou non, négociés souvent par des instances ou puissances tierces (ONU, CICR). Ces offensives humanitaires, régulièrement présentées comme neutres, sont très souvent instrumentalisées. En regardant ces convois de vivres traversant la guerre, on est frappé par cette coexistence paradoxale entre violence et œuvres humanitaires, qui ne sont parfois qu’une façade diplomatique ne remettant pas en cause les objectifs militaires. On pense à l’organisation récente d’une nouvelle ONG par les Américains à Gaza.

(10) Philippe Leymarie, De la guerre en zone grise, Le Monde diplomatique, avril 2025.

(11) Lire la Charte des Nations Unies. Les vetos et l’inaction paralysent l’institution.

(12) Force est de constater que les États témoignent de plus en plus de méfiance à l’égard du multilatéralisme de la diplomatie.

(13) Ce qui explique peut-être la versatilité du «en même temps» diplomatique de notre chef d’État.

(14) Même dans le conflit entre Israël et l’Iran, Trump et le Qatar ont court-circuité les canaux diplomatiques pour arracher un cessez-le feu ! Le Qatar, “cible consentante” de l’Iran et médiateur pour un improbable cessez-le-feu, Courrier International, 24 juin 2025.

(15) Raymond Aron a cependant montré que la théorie de Clausewitz était, selon lui, «une théorie en devenir».

(16) Baudoin de Bodinat, La vie sur terre, Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, tomes premier (1996) et second (1999), suivi de deux notes additionnelles, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2008, p.83.

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