Éric Emmanuel Schmitt (3): "La parabole ne se donne pas comme une vérité mais comme un dynamisme" - Forum protestant

Éric Emmanuel Schmitt (3): « La parabole ne se donne pas comme une vérité mais comme un dynamisme »

«Le langage parabolique est une offre d’expérimentation et c’est éminemment généreux car il n’y a pas de parabole sans faire un bout de chemin ensemble.» Dans ce troisième volet de l’entretien de Jean-Luc Gadreau avec Éric Emmanuel Schmitt pour Solaé, l’écrivain dialogue avec la théologienne Céline Rohmer et Vincent Smetana sur ces récits bibliques qui nous emmènent en prenant le risque «que ce soit clair jusqu’à l’obscur».

Émission Solaé, le rendez-vous protestant L’avent avec Éric-Emmanuel Schmitt (3/4), Raconter des histoires, ou l’art de la parabole, du dimanche 15 décembre 2024 sur France Culture. Lire la transcription du premier  («La foi demande qu’on plonge») et du deuxième volet (La littérature comme empathie).

 

 

Jean-Luc Gadreau: Nous poursuivons cette rencontre avec le dramaturge, nouvelliste, romancier, réalisateur, comédien, ou, plus globalement (comme nous l’évoquions dans la première émission), homme de culture Éric-Emmanuel Schmitt. Pour ce troisième rendez-vous nous discuterons en compagnie de la théologienne protestante Céline Rohmer du choix de raconter des histoires ou de l’art de la parabole. Avec nous également, Vincent Smetana pour sa chronique Toujours le mot pour dire.

Céline Rohmer, vous êtes ministre de l’Église protestante unie de France, vous avez exercé votre ministère en paroisse mais aussi au service de la formation à distance Théovie et vous êtes également titulaire d’un doctorat double sceau en théologie et en études grecques et latines classiques. Vous enseignez l’exégèse des textes du Nouveau Testament ainsi que le grec, et l’un de vos champs d’enseignement et de recherche – c’est la raison pour laquelle vous êtes avec nous aujourd’hui – est «Évangiles et langage figuratif, récits et imaginaire». Vous êtes d’ailleurs l’autrice de plusieurs ouvrages dont un justement consacré aux paraboles: Quand parlent les images, les paraboles dans l’évangile de Matthieu (1). Céline Rohmer, qu’aimez-vous en particulier dans la parabole ?

Céline Rohmer: J’aime évidemment la poésie des paraboles et l’ouverture de ce langage. J’aime toutes les possibilités qu’il offre pour se projeter, s’imaginer, se rêver et pour être transformé, touché en plein cœur. J’aime toute la dimension vivante de ce langage parabolique.

 

«Dans les évangiles, ils sont poètes par disette de mots»

Jean-Luc Gadreau: Éric-Emmanuel, dans ma présentation je rappelais vos multiples casquettes et parmi ces variantes, en termes de création, il y a la nouvelle. Vous aimez raconter de courtes histoires qui souvent peuvent s’apparenter à des paraboles. Ce sont, pour le dire autrement, des histoires qui offrent une leçon ou une réflexion sous une forme simple et accessible. Parmi elles, La Rêveuse d’Ostende, le magnifique Cycle de l’invisible avec ses 8 courts romans écrits entre 1997 et 2019: Milarepa, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, Oscar et la dame rose, L’Enfant de Noé, Le Sumo qui ne pouvait pas grossir, Les 10 enfants que Madame Ming n’a jamais eus, Madame Pylinska et le secret de Chopin et enfin Félix et la source invisible (j’adore vos titres !) Chacun explore une spiritualité à travers le parcours initiatique d’un personnage. Qu’est-ce qui, dans ce type d’écriture, permet d’aborder des sujets à la fois spirituels et humains ?

Éric-Emmanuel Schmitt: J’aime le fait que dans le court récit, on ne décrit jamais, on suggère toujours. C’est donc déjà une façon de solliciter l’intelligence ou plutôt l’imagination de son lecteur et de le rendre co-auteur du livre. J’ai toujours été frappé par le fait que mon éditeur chez Albin Michel, Francis Esménard, petit-fils d’Albin Michel, qui a passé sa vie à lire et qui a maintenant plus de 80 ans, me dit toujours: «C’est curieux, vos livres, je m’en souviens 10, 15, 20 ans après !». Je lui réponds que c’est parce qu’il les a coécrits avec moi !

C’est aussi ce que j’aime dans l’Ancien et le Nouveau Testament, cette simplicité du langage qui laisse la place à la réflexion et à l’imagination. Dans les évangiles, c’est merveilleux: ils sont poètes par disette de mots. Ils emploient tellement peu de mots que la concentration fait qu’il y a de la place pour l’interprétation. Dans certains livres, je suis exhaustif en termes de vocabulaire. Quand j’écris La Traversée des temps ou La Part de l’autre (le roman sur Hitler), j’épouse forcément une réalité, j’écris pleine pâte. Ce n’est pas le cas lorsque j’écris un conte s’approchant d’une parabole car je veux laisser la place à l’imagination, à l’interprétation surtout, et faire en sorte que l’histoire ou une phrase puissent être un vade-mecum, quelque chose qu’on emmène avec soi et qui peut être répercuté dans des situations différentes et dans des esprits différents.

 

Jean-Luc Gadreau: Une manière d’utiliser l’art – la littérature, en l’occurrence – pour éclairer ?

Éric-Emmanuel Schmitt: Oui, car la force du récit, par rapport à un essai philosophique, est de se servir de l’empathie et de l’émotion. Quand j’écris Monsieur Ibrahim, je crée une empathie entre le lecteur et un épicier musulman. Peut-être que je parle à des gens extrêmement racistes mais je déplace le curseur grâce à l’empathie. L’humour aussi est une force; il détend. J’aime alterner émotion et humour: je pense que c’est ainsi que la vie est faite. Les écrivains monocolores sont des talents facilement reconnaissables mais qu’on ne fréquente pas longtemps, il vaut mieux avoir toutes les couleurs de la vie et l’empathie, l’émotion sont des moteurs puissants parce qu’on peut déplacer les frontières intérieures d’un esprit par l’émotion. J’ai vu des pères totalement homophobes qui, découvrant la réalité de leur fille ou de leur fils, sont revenus à ce fondamental, le bonheur de leur enfant, même s’il est sur un modèle qui ne leur plaît pas. C’est l’empathie, l’émotion, l’attachement, le sentiment qui permettent d’en finir avec un préjugé ou une idéologie fermée.

 

Jean-Luc Gadreau: Pour vous, Céline Rohmer, ce langage parabolique et la reconnaissance du besoin de fiction sont absolument nécessaires pour dire la vérité de l’Évangile.

Céline Rohmer: C’est nécessaire parce qu’on a besoin de la fiction mais pas pour capter la vérité ! Au contraire, puisqu’en christianisme notre vérité, c’est vivant, c’est quelqu’un. C’est de l’ordre de l’expérience. Or le langage parabolique est une offre d’expérimentation et c’est éminemment généreux car il n’y a pas de parabole sans faire un bout de chemin ensemble. Cela nécessite la connivence de l’auditeur. Une parabole qui n’est pas écoutée ou avec laquelle on n’a pas envie de jouer, dans laquelle on n’a pas envie de rentrer tombe à l’eau comme un livre qu’on referme et qui meurt. La parabole s’offre véritablement à la vie, elle ne fonctionne que si vous êtes au moins deux à la faire fonctionner pour aller explorer les sentiments et les recoins de l’intelligence.

L’humour aussi est une forme de connivence; certaines paraboles bibliques sont pleines d’humour, notamment quand elles se retournent contre les locuteurs et qu’elles permettent de découvrir tout un pan de soi et de la vérité de soi. Je pense à la fameuse parabole entre Nathan et le roi David, quand David entend la parabole de Nathan et que celui-ci lui dit que cet homme si terrible qu’il vient de décrire dans son histoire c’est lui, David ! Ce dernier réalise soudain l’horreur de ses actes. C’est cela que permet la parabole et je suis très touchée d’entendre ce que ce que vous venez de dire, Éric-Emmanuel Schmitt, parce que dans le Nouveau Testament, il n’y a que Jésus qui parle en paraboles, il n’y a aucun autre personnage que l’on fait parler ainsi. On fait faire aux apôtres plein de choses que Jésus a faites… mais la parabole c’est intouchable, Jésus est vraiment le grand paraboliste ! Et il parle en paraboles avec tout le monde: ses disciples, les foules, les autorités religieuses et politiques… Il cherche à faire entendre des choses avec une générosité et un amour extraordinaires.

Éric-Emmanuel Schmitt: Oui, car la parabole appartient à celui qui l’écoute immédiatement !

 

«Je ne dis pas ça au figuré»

Jean-Luc Gadreau: Donnons à présent la parole à notre chroniqueur, Vincent Smetana. Sur quoi vous pencherez vous: plutôt le verbe raconter ou la parabole ?

Vincent Smetana: Je vais prendre les deux car le bon raconteur saura faire un usage savoureux du langage figuratif !

Langage figuratif: forme de langage utilisé à la fois dans la prose et la poésie pour créer des couches de significations auxquelles le lecteur accède à travers les sens, donc tout ce qui en moi, en nous, réveille mémoire, sensations, impressions, émotions. Usage de la parabole comme petite imagier de ma pensée et ses dispositifs sensuels et sonores que sont le rythme des mots, leur origine, leur mouvement, leur destination, leur respiration. Car la merveille est là où l’auteur invite et emporte soudain celle où celui qui lit ou qui écoute, plus profondément dans le cœur de sa parole sans qu’il ne faille taper sur le clou. «Taper sur le clou», est-ce du langage figuratif ? Non, c’est du langage métaphorique ! Alors j’y vais !…

«Est-ce un poignard que je vois devant moi, le manche vers ma main ? Viens que je t’empoigne ! Tu m’échappes et pourtant je te vois encore. N’es-tu pas, vision fatale, sensible au toucher comme à la vue ou n’es-tu qu’un poignard de l’esprit, la création trompeuse d’un cerveau oppressé par la fièvre ?» (Shakespeare, Macbeth, 1611 ?, acte 2, scène 1)

Génial Shakespeare dans l’exploration fulgurante du langage figuratif comme territoire d’une parole qui invite à habiter les mots avec esprit et émotion plutôt que de simplement comprendre théoriquement ou factuellement une histoire, une fable, un poème, un simple récit ou un simple verset.

Chemin faisant: parabole du semeur sorti semer, parabole de la graine qui pousse toute seule, parabole de la perle et celle du visiteur, parabole de la rame RER qui n’arrive jamais à l’heure, parabole des 10 enfants que je n’ai jamais eus, parabole de la pizza sans ananas, parabole de l’ours qui voulait être heureux et aussi parabole des ouvriers malheureux, des talents et parabole du grand souper. Je pourrais dérouler sans tarir le menu dans le seul but enthousiaste et magnifique d’ouvrir par allégorie l’appétit et de notre imaginaire et de notre esprit. Car c’est bien de ça dont il s’agit, toucher à la vivacité délicieuse de la parole quand elle est imagée, parabolique, métaphorique ou symbolique.

Parabole: du latin parabola, du grec ancien parabolế pour comparaison, rapprochement et rencontre. Langage qui saisit un objet, une image, un mot écrit, un son voire un être vivant, un ours, une dame rose, des perroquets sur une place, une graine tombée dans les ronces, une huître de Marennes, un pâton à pizza ou toute autre forme reconnaissable en faisant lien par pur élan de créativité à un ensemble de mots d’où jaillit alors un chemin d’oralité, de paroles, de pensées, juste par association, digression, écho ou ressemblance. Je vous le dis: plus tard je serai un enfant et pour rien au monde je ne veux manquer mon unique matinée de printemps. Je le dis, j’arpenterai le territoire du langage avec audace, verve, fougue, créativité. Alors: parabole, métaphore, symbole, périphrase…

Allez, dernier essai:

«Le roi s’endort, on dessoude le dauphin ! Jolies manières ! Mais attention ! J’ai bon caractère mais j’ai le glaive vengeur et le bras séculier. L’aigle va fondre sur la vielle buse !» (Bernard Blier, Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages, 1968).

«C’est chouette, comme métaphore», vous dites-vous. Mais «C’est pas une métaphore, c’est une périphrase» ! Génial Audiard ici, génial Shakespeare là-bas, génial Jésus là-bas et ici, toujours, et qui ne manque jamais une occasion d’insuffler sa parole. Tout ça, le mouvement, la fougue, l’audace, le voyage, le déplacement du vivant dans le langage pour maintenant et les prochains 1000 et un jours, encore nous ouvrir chacune, chacun à la splendeur inouïe de sa Parole de vie qui aiguise jour à jour notre assentiment au réel. Et je ne dis pas ça au figuré…

Jean-Luc Gadreau: Quelle envolée ! Il faut être belge pour écrire comme ça ?

Éric-Emmanuel Schmitt: Oh oui, il faut être belge pour avoir cette fantaisie, cette poésie, passer ainsi du coq à l’âne… J’adore l’esprit !

 

«Un livre que nous sommes forcés de continuer à écrire»

Jean-Luc Gadreau: Éric-Emanuel, les paraboles ont une longue tradition dans les écrits philosophiques et religieux – dans la Bible en particulier – Vincent en a évoqué un certain nombre (il en a même inventées). Y a-t-il des paraboles de la Bible qui vous ont marqué plus que d’autres, peut-être même influencé ?

Éric-Emmanuel Schmitt: Le jugement de Salomon, bien sûr. C’est tellement fort.

Jean-Luc Gadreau: C’est vrai que l’on peut voir ce jugement de Salomon comme une parabole !

Éric-Emmanuel Schmitt: Oui, car c’est mimer la cruauté pour faire en sorte que se déclare la vraie mère de l’enfant que Salomon prétend tuer (je ne crois pas du tout à la vérité de cette histoire, je pense que c’est un enseignement). C’est une chose qui m’a bouleversé. Ce que j’aime dans la Bible est que c’est un livre que nous sommes forcés de continuer à écrire car c’est à la fois une écriture très claire et complètement obscure. Elle nous laisse une place incroyable parce que la clarté des mots fait que tout nous arrive dans le cerveau… et qu’en même temps il y a cette obscurité, cette place laissée aux interprétations, à de multiples couches de sens. C’est pour ça que la Bible parle à tous les âges et qu’on la fait parler différemment.

Je réfléchissais récemment à un texte du nouvel évangile: aujourd’hui les gens font une lecture écologique de l’annonce de la fin des temps, dans Marc. C’est faux mais… pourquoi pas ? C’est une manière de projeter une angoisse du présent, de répondre à cette angoisse de l’avenir qu’est l’anxiété écologique. Il y a une réponse dans les évangiles qui dit de se concentrer sur le présent, d’être attentifs, vigilants et que, peut-être, la porte s’ouvrira.

Céline Rohmer: Oui, ce sont des textes qui lisent l’existence, ils nous sont tendus comme des miroirs et à chaque fois qu’on s’y plonge ou qu’on s’y penche, on se lit, on se découvre et cela donne à réfléchir, à penser.

 

«Nous sommes tantôt ronces, tantôt pierrailles»

Jean-Luc Gadreau: Je vous propose cette parabole des évangiles dans Matthieu 13, la fameuse histoire d’un semeur parti un jour pour semer:

«Ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s’assit au bord du lac. La foule se rassembla autour de lui, si nombreuse qu’il monta dans une barque où il s’assit. Toute la foule se tenait sur le rivage. Il leur parla en paraboles sur beaucoup de choses. « Un semeur sortit pour semer. Comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin. Les oiseaux vinrent et la mangèrent. Une autre partie tomba dans un sol pierreux où elle n’avait pas beaucoup de terre. Elle leva aussitôt parce qu’elle ne trouva pas un terrain profond. Mais quand le soleil parut, elle fut brûlée et sécha, faute de racines. Une autre partie tomba parmi les ronces; les ronces poussèrent et l’étouffèrent. Une autre partie tomba dans la bonne terre ; elle donna du fruit avec un rapport de 100, 60 ou 30 pour 1. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. »»

Jean-Luc Gadreau: Personnellement, j’aime cette liberté offerte par les paraboles, comme cette phrase: «Que celui qui a des oreilles entende». C’est un peu comme les fins ouvertes au cinéma et que j’adore. Je n’aime pas quand on me dicte une fin, j’aime l’imaginaire.

Éric-Emmanuel Schmitt: On propose alors à l’autre de produire du sens lui-même. On réveille l’esprit, on le réactive.

Céline Rohmer: C’est du langage dynamique. Cela ne se fait pas sans l’autre et cela en appelle à la créativité de chacun.

Jean-Luc Gadreau: Vous évoquiez également une dimension poétique ?

Céline Rohmer: Oui, j’y tiens particulièrement car Jésus est un poète, un immense poète. La parabole que nous venons d’entendre est une parabole tout à fait spéciale qui me bouleverse à chaque fois. C’est toujours la première parabole qui inaugure les discours en paraboles chez Matthieu, Marc et Luc. Elle est programmatique. Dans l’évangile de Marc, Jésus ajoute même: «Si vous ne comprenez pas cette parabole, vous ne comprendrez pas toutes les autres». Avec la parabole du semeur, se joue donc quelque chose de spécial. Cette image d’une semence jetée en terre, cela pourrait être nous. Nous sommes ce terrain, nous sommes ce terreau, et voilà pourquoi d’ailleurs on peut lire les paraboles à tous les âges car nous sommes tantôt ronces, tantôt pierrailles, et tout cela à la fois. Cette parabole a quelque chose de mystérieux; il faut sans cesse y revenir pour en lire d’autres.

 

«On ne vient pas dénoncer mais pointer»

Jean-Luc Gadreau: Ce que j’aime aussi beaucoup dans les paraboles, c’est la possibilité de mettre en scène quelque chose d’improbable, qui va même contre la logique. On peut se permettre des choses qui ne fonctionneraient pas forcément dans la vraie vie, de l’improbabilité, pour attirer l’attention, aller ailleurs. Ce semeur qui sème n’est pas très intelligent, il sème n’importe où et va perdre de la semence mais c’est cela qui fait l’intérêt de l’histoire.

Céline Rohmer: Oui, il y a toujours un hiatus avec le l’ordinaire. La parabole peut tout se permettre. On rentre dans la fiction et tout l’intérêt de la parabole est que tout est possible et imaginable, on peut être conduit partout et c’est ce seul langage qui permet cela.

Éric-Emmanuel Schmitt: Ce qui est beau dans la parabole est qu’elle ne se donne pas comme une vérité mais comme un dynamisme qui peut permettre éventuellement à l’autre d’arriver à une vérité sur lui ou sur le monde.

Céline Rohmer: Un peu comme un travail de caricaturiste. J’aime cette comparaison avec les caricaturistes (c’est pour ça qu’ils nous sont si précieux d’ailleurs): dans la parabole, on peut se permettre de grossir les traits pour faire voir les choses, on peut s’amuser, on peut faire un semeur qui sème n’importe comment, à tous vents et dans la surabondance. Comment faire entendre autrement à quel point Dieu sème sa parole ?

Jean-Luc Gadreau: C’est comme ce patron qui vient embaucher des ouvriers une heure avant la fin…

Céline Rohmer: Ça c’est extraordinaire !… C’est aussi le pouvoir de contestation du monde qu’a le langage parabolique: il est subversif. On ne vient pas dénoncer mais pointer: «Regardez comment vous vivez, regardez de quelle justice vous vivez; la justice de Dieu, c’est autre chose».

 

«Plus c’est contracté, plus il y a d’espace pour l’autre»

Jean-Luc Gadreau: On retrouve l’empathie que vous évoquiez et que vous vous attachez à introduire dans vos histoires, Éric-Emmanuel Schmitt. Que pensez-vous de cette idée de parler de vos nouvelles comme de paraboles ?

Éric-Emmanuel Schmitt: J’assume totalement ce caractère de parabole ou de fable. Vous évoquiez Les 10 enfants que Madame Ming n’a jamais eus: chacun des enfants qu’elle invente (en Chine, on ne peut pas avoir 10 enfants) est une vision parabolique sur la vie. Chaque enfant nous raconte une façon d’habiter l’existence de manière évidemment outrée. C’est une œuvre de fabuliste car la fable offre à l’autre la possibilité de réfléchir tout en respectant sa liberté infinie.

Jean-Luc Gadreau: Vous parliez de caricatures, de courtes histoires… Il y a aussi forcément besoin d’une économie narrative pour raconter les histoires de cette façon-là.

Éric-Emmanuel Schmitt: Oui, pas de mots en trop. Je crois que le propre de l’écriture parabolique c’est vraiment une économie de mots.

Jean-Luc Gadreau: Comment, en tant qu’auteur, travaillez-vous cette concision tout en gardant la profondeur de sens ? Le risque serait de passer à côté…

Éric-Emmanuel Schmit: J’ai fait du latin ! Et à haute dose puisque je suis entré à Normale Sup’ en lettres classiques (j’ai donc fait du latin et du grec). Le grec me pousserait à écrire comme Proust, le latin me pousse à écrire comme j’écris, c’est-à-dire avec énormément de concision. Risquer que ce soit clair jusqu’à l’obscur. Contracté, très contracté… Et plus c’est contracté, plus il y a d’espace pour l’autre.

Céline Rohmer: Je viens au secours des Grecs  (je ne peux pas laisser passer ça) !… Bien sûr, je vous comprends pour le latin… mais (même si vous avez entièrement raison sur le style) les Grecs écrivaient aussi des paraboles ! Vous avez parlé tout à l’heure de la semence qui pousse toute seule, c’est la parabole la plus brève du Nouveau Testament: une phrase, quelques verbes et une immensité de représentations sur la confiance et l’abandon en la grâce de Dieu.

Éric-Emmanuel Schmitt: Et puis, surtout, ce qui est beau dans toutes les paraboles des évangiles de Jésus est qu’il s’agit souvent d’un monde pastoral, parlant à tout le monde.

 

«La joie est le rapport au plein. Alors que la tristesse est le rapport au vide»

Jean-Luc Gadreau: Jésus se met à la portée de tous ceux qui sont autour de lui.

Céline Rohmer: Parce que c’est l’Autre qu’il veut et vient rencontrer. On rentre donc dans nos images, nos fictions, nos représentations (ce sont nos systèmes de langage). Il y a aussi des paraboles très amusantes, peut-être un peu plus citadines, du côté de chez Luc, mais qu’on a malheureusement très souvent moralisées et un peu enfermées. Il faudrait les aider à sortir des carcans dans lesquels 2000 ans de christianisme les ont enfermées…  Dans ces paraboles lucaniennes, on parle aussi beaucoup d’argent, d’économie, ce qui parle évidemment à tous.

Éric-Emmanuel Schmitt: La force de Jésus, c’est qu’il n’a pas fait de théologie !…

Céline Rohmer: Je ne peux qu’acquiescer !… La théologie est le meilleur moyen de revenir au souffle vivant de la parabole. Il y a un temps pour observer les choses et un temps pour les déguster, en profiter et en vivre.

 

Jean-Luc Gadreau: Le troisième dimanche de l’Avent est présenté comme le dimanche de la joie: «Soyez dans la joie du Seigneur, soyez toujours dans la joie, le Seigneur est proche», est ce qui se dit à cette période. Dans de nombreuses paraboles des évangiles, y a souvent une certaine joie ou du moins une espérance conduisant vers la joie.

Céline Rohmer: Oui, il y a une joie profonde et c’est même un mot extrêmement important. Le trésor qu’on trouve et auquel on ne s’attendait pas. C’est la joie véritable.

Jean-Luc Gadreau: Le fils prodigue, la brebis, le drachme…

Céline Rohmer: Absolument ! Les choses perdues retrouvées, et puis cette joie… Nous parlions de l’évangile de Matthieu et, justement, la parabole du trésor est en Mathieu 13. Chez Matthieu, cette joie se retrouve à deux endroits déterminants. D’abord au tout début, avec les mages qui reconnaissent l’enfant. Ceux-ci éprouvent, nous dit-on, une joie profonde, et cette joie profonde, on ne la retrouvera qu’au tombeau vide, quand les femmes découvrent un tombeau et qu’un ange les invite à reprendre le chemin de leur vie. Ce n’est pas une joie facile, clinquante, c’est une joie vraiment reçue, qui transforme la vie et qui fait changer de route, qui convertit, en réalité.

Éric-Emmanuel Schmitt: La joie est le rapport au plein. Alors que la tristesse est le rapport au vide. On peut regarder sa vie sous les deux modes: sous le mode de la joie et sous le mode de la tristesse. Si on la regarde sur le mode de la tristesse, on ne regarde que ce qui nous manque… et il nous manque toujours quelque chose: du temps, des êtres qu’on a aimés, des êtres qui sont partis, de l’argent, de la puissance. Mais si l’on regarde la même vie sur le mode de la joie (non plus sous l’angle de ce qui nous manque mais de ce qui est), alors on se réjouit d’être, d’être avec ceux qui nous entourent, d’avoir ce qu’on a… Cultiver la joie – tout le contraire de ce qui est fait à notre époque car l’intelligence passe pour la culture du manque – c’est toute la leçon des évangiles et c’est un vrai chemin de vie.

Jean-Luc Gadreau: Merci à vous trois !

 

Illustration: bas-relief de la parabole du semeur dans l’église de Tab, comitat de Somogy, Hongrie (photo Pasztilla aka Attila Terbócs, CC BY-SA 4.0)

(1) Olivétan (Au fil des Écritures), 2017.

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