Culture et vérité de l’Évangile
Dans un monde postmoderne et globalisé où on se méfie paradoxalement de l’universalisme, «qu’est-ce qui pourrait autoriser la prétention de l’Évangile à énoncer une vérité qui transcende les particularismes culturels, à être la vraie bonne nouvelle pour chaque être humain ?» Plutôt que chercher des voies et des détours (interreligieux, centralité de l’amour, valeurs, contre-culture…), ne faudrait-il pas se rappeler l’épisode de Paul à Athènes ? «Tant que le Dieu reste inconnu, aussi éloigné que proche, paradoxe philosophique, les discoureurs et les amateurs de nouveautés peuvent discourir à loisir à son sujet. Mais quand le paradoxe prend chair…»
Article du cahier d’études missiologiques et interculturelles L’émergence de la question interculturelle en théologie (Foi&Vie 2023/4).
L’Évangile de Jésus le Christ mort et ressuscité entend être proclamé à toutes les nations (Matthieu 28). Pas imposé: comment le pourrait-il ? Ni simplement proposé: il n’est pas un produit optionnel que l’individu aurait la liberté d’ajouter à ce qui constitue son existence, mais ce qui le fait proprement exister, ce qui le constitue comme sujet devant l’Autre. Ni imposé, ni proposé mais proclamé, c’est à dire énoncé avec l’assurance de l’expérience de qui en est touché, dans l’intention évidente d’en faire profiter ceux aux oreilles et au cœur desquels la proclamation résonne en vérité. En effet, si l’Évangile est vraiment ce qu’il prétend être, non pas une, mais la bonne nouvelle, c’est à dire, au fond, la parole qui vainc la mort, c’est bien le moins que sa proclamation ait cette ambition.
La tentation d’un Évangile postmoderne
Dans le monde postmoderne globalisé, un tel projet paraît cependant suspect, voire franchement coupable, pour deux raisons. Premièrement, il est lesté de l’histoire millénaire d’une chrétienté conquérante où mission rime avec colonisation. Certes, ce lien est historiquement à nuancer, voire ici et là à contester (1). Mais la complexité de l’histoire entre rarement dans les composantes de la mémoire collective, plus volontiers marquée par les stéréotypes simplistes, du moment qu’ils contribuent à juger le passé à l’aune du sentiment de culpabilité logé au fond de toute société. La deuxième raison relève d’un autre ingrédient de la postmodernité: la relativisation, voire l’apparent (2) rejet a priori de tout discours à relent universaliste, et donc une posture généralement hostile au concept même de vérité. Celui-ci fonctionne comme repoussoir s’il n’est pas immédiatement adjectivé, c’est à dire délesté de sa connotation d’absolu – alors même que, paradoxalement, la rhétorique de non-adjectivation fonctionne massivement pour absolutiser des valeurs et des visions du monde culturellement situées (3). La vérité, pour l’esprit postmoderne, est soit ce au nom de quoi se commettent les pires horreurs, soit une vérité qui se sait et se dit subjective, partielle, partiale, contextuelle, moyennant quoi elle peut affirmer sans autre : «Ce n’est que mon avis et je le partage». Voilà l’énonciation du régime de vérité acceptable en postmodernité.
Dans ces conditions, qu’est-ce qui pourrait autoriser la prétention de l’Évangile à énoncer une vérité qui transcende les particularismes culturels, à être la vraie bonne nouvelle pour chaque être humain ? Dans le cadre de la post-modernité – qui est elle-même un fait culturel particulier à l’échelle de l’histoire –, la réponse à cette question ne peut éventuellement se trouver que dans l’Évangile lui-même, et avant tout dans ses effets expérientiels qui le valideraient. En effet, la postmodernité est plus intéressée aux effets des messages qu’à leur contenu, car pour elle, ce qui fait norme est le vécu. Les efforts pour bien dire l’Évangile sont volontiers considérés comme superfétatoires: l’essentiel est de bien le vivre – d’où la désaffection pour la théologie, y compris dans les Églises. Plus radicalement: est qualifié d’Évangile un vécu ressenti comme bon. C’est pourquoi les réflexions pratiques récentes sur l’évangélisation accordent tant de place au témoignage. C’est pourquoi également les chrétiens qui veulent tenir compte du niveau d’acceptabilité supposé de leur discours sont si souvent démunis quand il s’agit d’énoncer un contenu à ce témoignage qui ne se résume pas à une biographie personnelle teintée de vocabulaire pieux et traversée d’un impératif sournois: que mon expérience devienne tienne.
Plus encore: il arrive que la conscience plus ou moins claire de ce désir déguisé inhibe les velléités de témoignage, pour échapper au soupçon d’impérialisme spirituel. Car un ingrédient supplémentaire de la postmodernité consiste en l’envers de la globalisation: les dynamiques de repli identitaire. À leurs yeux, le prosélytisme est péché capital. On peut le comprendre: les contacts et échanges entre cultures, multipliés par l’essor des techniques de communication et les mouvements de populations, transforment la vie quotidienne de la plupart des personnes et des communautés vivant sur la planète. Sauf à se retirer sur une île, celles-ci se retrouvent immanquablement confrontées au défi de l’interculturalité: des rencontres non forcément désirées et non maîtrisées où, faute de posséder les codes de l’autre, naissent des situations de déstabilisation et ressentis d’insécurité contre lesquels se mettent en place des protections. Certes, sauf exception, les cultures ont été depuis l’Antiquité marquées par les échanges. Ce qui est inédit est cependant le caractère massif et rapide de ces derniers du fait des possibilités techniques: ce qu’on appelle précisément globalisation. Le rejet, voire les violences interculturelles, en sont les symptômes les plus marquants. Mais l’expérience quasi-quotidienne de se trouver quelque part sur une frontière culturelle – qui en postmodernité ne délimite pas uniquement les origines géographiques mais aussi les générations et les réseaux – induit aussi des réflexes qui, pour être plus discrets, témoignent néanmoins d’une structure profonde des mentalités. L’hésitation à annoncer l’Évangile en fait partie.
En effet, au vu des potentialités techniques apparaît le danger de l’uniformisation (le phénomène Coca-Cola), la fragilité des cultures et donc la nécessité de sauvegarder la diversité culturelle au même titre que la biodiversité (4). Cette logique de préservation de l’existant s’oppose par définition à l’idée de transformation, voire d’abandon, que suppose le concept de conversion tel qu’il est porté par une bonne partie de la tradition missionnaire chrétienne. D’où les réflexes d’autocensure de tout discours qui pourrait avoir pour effet de mettre en question les structures de pensée et de comportement d’autres cultures. Cette autocensure affecte non seulement les personnes dont la ligne de conduite est fondée premièrement sur l’adaptation sociale (ne pas créer de conflit), mais aussi, paradoxalement, une bonne partie de celles qui se définissent d’abord comme militantes d’une cause – pour ce qui concerne cette réflexion, d’une foi. La meilleure manière d’offrir la possibilité de la foi, nous dit le christianisme postmoderne, quand il a encore cette ambition, c’est de ne pas l’imposer. Une sagesse qui ressemble à celle du roi qui ordonne au soleil de ne se coucher que le soir vers sept heures quarante (5): par définition, la foi – comprise comme relation de confiance avec une instance qui fonctionne comme Dieu – ne peut être imposée par autrui. Elle peut tout au plus s’imposer elle-même comme événement de la conscience.
Une solution visant à préserver les cultures tout en énonçant l’universalité de l’Évangile consiste alors à reconnaître celui-ci comme déjà présent dans celles-là. À l’annonce de l’Évangile on préférera le dialogue interreligieux précédé d’une charte de non-prosélytisme. «Nous ne voulons pas convertir les autres» est devenu l’incontournable shibolet des rencontres entre religions: une manière d’échapper d’entrée au soupçon de velléités prosélytes en montrant patte blanche. Ce serait cependant faire un mauvais procès à ce discours que de n’y voir qu’une stratégie de dissimulation – même si la récurrence des dénégations ne laisse pas d’interroger. Il peut en effet s’appuyer en christianisme sur les positions d’un certain nombre de théologies pour lesquelles le Dieu véritable se révèle d’une manière ou d’une autre dans la plupart des religions. Celles-ci possèdent alors des richesses non seulement culturelles mais aussi spirituelles, et il importe de les préserver. Leur annoncer l’Évangile à la manière des missionnaires des siècles passés constituerait non seulement une offense à leur endroit, mais une sorte de trahison de l’inclusivisme religieux. Celui-ci peut d’ailleurs s’étendre au-delà de ce qui est qualifié traditionnellement de religion, l’histoire de ce terme étant indissociable de la culture chrétienne. On préfèrera ainsi parler aujourd’hui de spiritualités – ce qui, pour inclure des courants agnostiques et athées, ne fait d’ailleurs que déplacer la question. Selon cette perspective, les critères de connivence sont alors essentiellement éthiques. D’un point de vue chrétien, on reconnaîtra par exemple des manifestations de l’Évangile dans la capacité d’autres cultures, d’autres communautés religieuses ou de pensée, de favoriser la mise en pratique du commandement de l’amour: peu importe en dernier ressort le discours théologique – ou son absence (6).
L’amour de Dieu et du prochain n’est-il pas au cœur du message du Nouveau Testament ? Et n’est-il pas précisément de ce fait même le lieu privilégié où Évangile et culture(s) peuvent se rencontrer et s’articuler ? Placer l’amour au centre de l’Évangile permettrait en effet d’éviter l’impérialisme culturel avec lequel son annonce a si souvent été confondue. Les cultures deviennent alors des lieux de créativité, d’inventivité quant aux modalités d’exercice de l’amour, et ne sont plus nivelées voire annihilées par la reproduction des schémas de l’Occident chrétien. Mieux encore, les chrétiens peuvent s’apercevoir que les cultures ne les ont pas attendues pour comprendre la centralité de l’amour, et que leurs efforts dans ce sens n’ont rien à leur envier. L’attachement à un idéal d’amour et les efforts pour en faire une réalité de l’existence ne sont pas un monopole évangélique, puisque cet attachement et ces efforts sont partagés par tous les hommes de bonne volonté, quelles que soient leur culture et leur religion, et même si les différences culturelles rendent parfois difficile à comprendre que dans telle situation, ce qui apparaît comme une attitude de rejet, d’intolérance ou de dureté participe d’une certaine idée de l’amour. Que celle-ci soit considérée comme le point de rencontre idéal de l’Évangile et de la culture ou des cultures paraît donc évident.
L’Évangile comme distinction de la loi et de l’Évangile
La question est alors: est-ce encore de l’Évangile qu’il est question ? Ou bien, formulé d’une manière plus radicale: l’attachement à un idéal, les efforts pour l’atteindre et surtout la prétention qu’en cela est réalisé l’Évangile et que ses marqueurs proprement chrétiens – le fait qu’il soit référé à la mort et à la résurrection du Christ – en deviennent optionnels, tout cela ne constitue-t-il pas le mouvement le plus abouti de résistance à l’Évangile ?
Ce qui autorise cette question, ou plutôt la rend nécessaire, est une compréhension de l’Évangile sous-tendue par la dialectique de la loi et de l’Évangile, qui elle-même suppose à la fois une rigoureuse distinction et une articulation entre les deux. En effet, l’Évangile n’est pas une idée, mais une distinction. Il n’offre pas une valeur suprême – fût-elle l’amour – mais une dissociation du langage de la loi et du langage de l’Évangile, qui libère de la tyrannie des valeurs (7). C’est pour cela que l’Évangile ne peut qu’être proclamé. En effet, il n’est pas un discours à propos d’un Dieu, qui en taillerait une image si possible acceptable à la morale post-moderne, libre à l’homme de le faire sien ou non, ou d’y reconnaître une version de ce qui est déjà son Dieu, qu’il appartienne au patrimoine estampillé comme religieux ou aux valeurs dites laïques. L’Évangile est plutôt de l’ordre d’une grammaire subversive, qui retourne le fonctionnement même du langage religieux ou éthique (pour la postmodernité, c’est plus ou moins la même chose) (8).
L’universalité de l’Évangile n’est donc pas à chercher dans la promotion de valeurs, soit contre les cultures – il s’agirait alors d’exporter des valeurs chrétiennes qui sont elles-mêmes produites par le tissage historique de cultures particulières –, soit dans les cultures – par exemple reconnaître leurs richesses morales et spirituelles et ainsi prétendre rencontrer des parcelles d’Évangile en-dehors des traditions chrétiennes. L’universalité de l’Évangile désigne cette subversion, non des représentations de Dieu ou de ce qui en tient lieu, mais du mouvement même qui consiste à le représenter, c’est à dire à le rendre présent – et donc le maîtriser quelque peu – soit dans des idoles de métal soit dans des idéaux de mental. Or cette subversion consiste précisément dans la dissociation du langage de la loi de celui de l’Évangile (9).
Or, la confusion entre les deux est «la situation normale, le donné universel, l’état de choses que la proclamation chrétienne rencontre toujours et à cause duquel elle a lieu», écrit Ebeling (10). La question «Comment faire pour bien faire ?», pour reprendre le titre d’un livre de Éric Fuchs (11), constitue le fond commun de toute culture. La culture relève en effet d’un pacte sur le manque, sur ce qui fait défaut, et qui donc à la fois la soutient et constitue son malaise (12). Pour échapper à son malaise, c’est à dire à elle-même, tout en restant paradoxalement prisonnière d’elle-même, la culture fonctionne sur la logique de la loi à laquelle elle identifie son propre Évangile, celui qu’elle s’annonce à elle-même. Il importe au plus haut point que les deux soient confondus: il faut que la loi, c’est à dire le fonctionnement injonctif du langage, apparaisse comme Évangile, promesse de salut, pour avoir quelque efficacité. Le salut par les œuvres ne désigne pas tant une catégorie doctrinale repoussoir dans le contexte de la polémique du 16e siècle, ou une hypocrisie morale, qu’un donné anthropologique de fond qui se module de manières très différentes selon les cultures, de ses versions occidentales sécularisées aux sagesses orientales (13), en passant par les traditions chrétiennes… y compris protestantes (14) ! C’est pour cela qu’Ebeling précise que la distinction entre loi et Évangile est un nomen actionis: elle n’est pas un fait dont il suffit de prendre connaissance, mais «le processus même de la différenciation, qui exige un engagement et une passion soutenus» (15). Elle est toujours à nouveau une conquête, par l’Évangile, sur la logique humaine. Une victoire de la promesse véritable sur le commandement qui mène à la mort en se drapant des atours de l’Évangile.
Cette victoire a un prix: il consiste à reconnaître que le commandement mène vraiment à la mort, c’est à dire que le chemin frayé par la loi est une impasse. L’Évangile a ceci d’effrayant qu’en se dissociant de la loi, il fait apparaître dans toute sa clarté (!) l’obscurité de la mort à laquelle elle conduit. Dit autrement, il met au jour par la loi le fond de ténèbres sur lequel se bâtit la culture, y compris et peut-être avant tout les religions. Il nomme péché le malaise dans la culture dans la mesure où celui-ci s’entretient de la volonté de se résorber lui-même. Au risque de nous répéter, précisons cependant que ce serait faire un contresens que de recevoir ce diagnostic comme une sorte de positionnement éthique contre la culture au sens de la typologie de Niebuhr (16). Il ne s’agit pas de construire une contre-culture chrétienne, qui ne serait qu’un avatar de plus de la même ambivalence. Le mouvement de distinction entre la loi et l’Évangile s’applique d’ailleurs premièrement à la culture chrétienne elle-même.
Quand le Dieu inconnu (que l’on croit bien connaître) se met à parler
La prédication de Paul à Athènes est significative (Actes 17,16-34) de ce que peut être la proclamation de l’Évangile pour la culture. Nous renvoyons pour les détails au commentaire qu’en fait Rudolf Bultmann dans une prédication du 7 juin 1936 (17). Notons simplement ceci: l’apôtre mis en scène par Luc, amené sur l’Aréopage parce qu’il annonce des divinités étrangères commence par énoncer ce que son idée de Dieu a en fait de commun avec celle de ses auditeurs, philosophes. Le Dieu inconnu est celui qui se tient en arrière-fond des représentations que sont les multiples dieux qui peuplent les rues d’Athènes et les pensées de tout honnête homme dans le monde hellénisé. Ce Dieu, à la fois proche et lointain, est le nom du sens postulé à l’existence. Il ressemble au Dieu des philosophes, de certains théologiens, et au Dieu qui surplombe implicitement les possibles rencontres entre cultures et religions, précisément parce qu’il porte comme nom: inconnu. Laisser vide la place du Dieu permet aux hommes de ne pas revendiquer du pouvoir sur les autres au nom d’une connaissance positive de la vérité. Au bout de cette première partie du discours, les divinités étrangères de Paul semblent moins étrangères qu’auparavant, car elles ressemblent au Dieu inconnu que connaissent ses auditeurs. Le Dieu inconnu est finalement celui que je connais le mieux, puisque j’en élabore moi-même l’idée. L’idée présentée par Paul convient à tous. C’est un Dieu consensuel dans le sens où il demande que ses adeptes soient des chercheurs, des tâtonneurs. Exactement ce que l’on attend de qui entre en dialogue: qu’il ne soit pas trop sûr de lui, pas trop convaincu d’avoir la vérité, qu’il reste inquiet. En ce sens, l’idée du Dieu inconnu et ses déclinaisons sécularisées actuelles repérables par exemple dans les sagesses qui insistent sur le fait d’être en chemin – le but, c’est le chemin – expriment très bien l’incomplétude du savoir et la quête du sens.
Mais le discours prend subitement une autre direction: le Dieu inconnu se met à parler. Et cela contre toute attente, au sens fort du terme, car l’être humain installé dans sa quête, immobile dans sa marche, ayant apprivoisé l’inconnu divin d’autant plus aisément qu’il conquiert de sa maîtrise à peu près tout le reste (à commencer par ses moyens concrets de subsistance et les éléments de son confort journalier), ne veut pas forcément que le Dieu parle. Il faut que le Dieu reste muet de façon à ce que l’homme puisse parler à son sujet… voire à sa place (18). C’est pourquoi on a construit à Athènes un autel au Dieu inconnu: pour qu’il reste à sa place.
Mais la parole de ce Dieu, parce qu’elle se déploie dans la mort et la résurrection d’un homme, met l’homme face à sa mort et lui promet la vie. Elle dénonce comme illusoires les quêtes de la sagesse, les œuvres de la loi, la fascination des miracles, les merveilles des cultures (y compris la chrétienne), les autels aux divers dieux dont l’homme peuple sa pensée: autant de divertissements – au sens pascalien – qui n’ont d’autre fonction que de détourner le regard de la mort, et l’écoute de la promesse. Autant de paroles par lesquelles l’être humain se parle à lui-même:
«Cette parole qui lie l’homme à lui-même et à ses propres possibilités, qui s’adresse à lui dans son activité, dans ses capacités, mais qui par là le laisse finalement seul, voilà la ‘parole de l’homme’ au sens premier» (19).
La parole du Dieu qu’annonce Paul, qui s’est lié à l’identité d’un homme, qui s’est compromis dans une culture, est jugement, c’est à dire dévoilement de l’absurdité de la quête humaine, et promesse, c’est à dire vie offerte, gracieusement.
Tant que le Dieu reste inconnu, aussi éloigné que proche, paradoxe philosophique, les discoureurs et les amateurs de nouveautés peuvent discourir à loisir à son sujet. Mais quand le paradoxe prend chair en un lieu précis, en un homme, Jésus de Nazareth, né sous Hérode et mort sous Ponce Pilate, et ressuscité d’entre les morts, alors il devient jugement, décision qui prend l’homme et le déplace de l’illusion de la vie à la mort et de la mort à la vie. La parole devient tranchante non pas parce qu’elle serait l’arme d’un impérialisme culturel et religieux – même si elle est constamment détournée ainsi –, mais parce qu’elle interpelle l’être humain au lieu même qu’il cherche à fuir: le lieu de sa mort, c’est à dire du non-sens de sa vie… et change sa pensée, c’est à dire la compréhension de son existence :
«La parole de Dieu au sens véritable est (…) celle dans laquelle Dieu vient comme quelqu’un de présent et de manifeste, celle par laquelle il crée et fait en sorte que je le laisse être Dieu, que je l’honore comme Dieu, que je lui donne foi et qu’ainsi je m’ouvre à lui, me confie en lui, me livre à lui pour me libérer de moi-même et de toutes les puissances auxquelles je me suis vendu. La parole de Dieu, dans ce sens strict, ne peut être que la parole de la foi, c’est à dire la parole qui s’adresse à l’homme comme à celui qui accueille, qui reçoit et à qui il fait grâce. Car face à Dieu, l’homme n’est pas acteur: il ne peut lui rendre justice que par la foi seule» (20).
Christophe Singer est maître de conférences en théologie pratique à l’Institut protestant de théologie – Faculté de Montpellier.
Illustration: discours de Paul à Athènes (gravure de Pieter Mortier pour l’Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament de David Martin, 1703, CC0 1.0).
(1) Jean-François Zorn, Mission et colonisation, un couple éphémère, Positions luthériennes 71/1 (2023), pp.3-19.
(2) Rejet apparent, car la mentalité post-moderne est contradictoire : les prétentions universalistes n’ont pas disparu. Elles s’appliquent simplement à d’autres éléments de langage : chacun a sa vérité ou on a tous le même Dieu.
(3) Voir par exemple la rhétorique de non adjectivation maniée par les tenants d’une laïcité de combat en France. Entre autres Marlène Schiappa, Jérémie Peltier, Laïcité, point !, éditions de l’Aube, 2018.
(4) Voir Unesco, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Paris, 20 octobre 2005.
(5) Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Gallimard Jeunesse, 2007 (1946), p.50.
(6) Voir par exemple Reinhold Bernhardt, La vérité dans l’ouverture. La foi chrétienne et les religions, Fédération des Églises protestantes de Suisse, (Position 8), 2007, p.45 : « Si la force de l’Esprit de Dieu est omniprésente, les religions en tant que réalités historiques ne peuvent en être exclues. Sans pouvoir dire exactement comment la présence de l’Esprit s’y manifeste, on peut supposer qu’elle est à l’œuvre là où apparait l’amour (c’est à dire le dépassement de l’égocentrisme), là où est communiquée une quête de sens existentielle tournée vers la source et la finalité de la vie, là où les conventions et les structures inhumaines sont brisées, là où de nouvelles possibilités existentielles sont offertes, etc. ». En lisant ce document, il est difficile de se défaire d’une impression d’ambivalence entre d’une part une grande ouverture aux religions non chrétiennes et d’autre part l’affirmation d’une supériorité du christianisme … bref, une sorte de condescendance, à propos de laquelle on pourrait se demander si elle n’est pas tout simplement conséquence de la volonté d’en dire plus théologiquement à propos des autres religions que ce que permettent justement les limites de la théologie chrétienne, de dévoiler spéculativement une partie du Dieu caché.
(7) Gerhard Ebeling, Luther. Introduction à une réflexion théologique, Labor et Fides, 1983, pp.99s.
(8) Christophe Singer, La théologie chrétienne : grammaire subversive au service d’une cité provisoire, Études théologiques et religieuses 97/4 (2022), pp.497-515.
(9) Dans cette perspective, le double commandement de l’amour compris dans le sens où l’amour serait une valeur, un idéal à réaliser, ne relève pas a priori de l’Évangile mais de la loi. Cela ne veut pas dire que l’Évangile ne puisse aussi s’offrir sous la forme d’une exhortation à l’amour. Mais il ne s’agit alors justement pas d’un idéal mais d’un événement concret où l’amour est offert indépendamment de la loi. Voir Rudolf Bultmann, Le commandement chrétien de l’amour du prochain, in Bultmann, Foi et compréhension 1, L’historicité de l’homme et de la révélation, Seuil, 1970, pp.258-275.
(10) Ebeling, Luther, op.cit., p.104.
(11) Éric Fuchs, Comment faire pour bien faire ? Introduction à l’éthique, Labor et Fides (Le champ éthique 28), 1995.
(12) Jean-Daniel Causse, Le malaise dans la culture : une crise permanente ?, Recherches de science religieuse 102/2 (2014), pp.221-233. Voir pp.230s.
(13) Le fait que certaines religions ne disposent pas explicitement de la catégorie salut n’empêche pas qu’y fonctionne de fait une sotériologie.
(14) Les théologies produites en protestantisme, mais aussi la vie des Églises, n’échappent pas toujours (c’est un euphémisme) à la tentation du salut par les œuvres.
(15) Ebeling, Luther, op.cit., p.103.
(16) H. Richard Niebuhr, Christ and Culture, Harper & Row, 1951.
(17) Rudolf Bultmann, Prédication : Actes 17/22-32, Études théologiques et religieuses 59/4, (1984), pp.453-462. Voir aussi Rudolf Bultmann, Rattachement et opposition, in Bultmann., Foi et compréhension, op.cit., pp.500-516.
(18) Christophe Singer, Faire parler le Dieu ou dire la foi. Enjeux d’une alternative théologique, in François‐Xavier Amherdt (éd.), Tout, tout de suite. Parole de Dieu et médiations chrétiennes dans une culture de l’immédiateté, Lumen Vitae/Novalis/Saint-Augustin, 2020, pp.167-178.
(19) Ebeling, Luther, op.cit., p.106.