Le seuil du chaos (2): du tohu-bohu biblique à l’apocalypse moderne
«J’ai choisi de me tenir sur le seuil», dit le psalmiste. Et nous ? Face au chaos, qu’il soit dans les Écritures (désordre primordial, enfantement du monde à venir), dans nos souvenirs (guerres mondiales) ou sur nos écrans aujourd’hui (guerres d’Ukraine, de Gaza, du Congo…), ne sommes-nous pas finalement dans la position chrétienne par excellence, voués à «accueillir la douleur et la mémoire, sans jamais renoncer à l’espoir», c’est à dire «dans le monde» mais «pas du monde» ?
Texte publié sur Des mots en phase. Lire le premier volet de cette série.
Introduction
La notion de chaos traverse les âges et les cultures. Dans la Genèse, avant que l’ordre ne soit instauré, la terre se trouvait dans un état de tohu-bohu – un désordre primordial, un vide chargé de potentialités. Le terme apocalypse, quant à lui, ne signifie pas uniquement la fin d’un monde, mais annonce aussi la révélation d’un renouveau. Ces concepts, à la fois philosophiques et théologiques, nous éclairent sur les ruptures et les voies de reconstruction.
Cet article explore le seuil qui sépare la destruction du renouveau à travers plusieurs prismes: le regard historique sur le bombardement de Dresde, l’analyse cinématographique du film Deutschland im Jahre Null et la manière dont, aujourd’hui, les médias diffusent en continu des images de conflits mondiaux.
Enfin, nous ouvrirons notre réflexion à un regard éthique, inspiré par des textes bibliques, invitant tous ceux qui désirent adopter un regard éthique et compassionnel sur les drames de notre temps, à méditer sur la mémoire du chaos transformée en force de reconstruction.
1. Du tohu-bohu biblique au chaos moderne
Dans la Genèse, le tohu-bohu décrit l’état chaotique et informe qui précède la création – un vide dans lequel, malgré l’absence d’ordre apparent, germe la possibilité d’un renouveau. Ce chaos originel, porteur de désolation et de potentiel créateur, nous invite à nous interroger:
Comment, dans l’immensité de ce vide primordial, peut émerger une nouvelle lumière ?
Cette question trouve un écho dans les grandes catastrophes de l’histoire, où l’effondrement brutal des repères ouvre la voie à une reconstruction profonde et collective.
2. Dresde: l’apocalypse moderne et la quête de renouveau
Du 13 au 14 février 1945, Dresde, jadis joyau culturel de l’Allemagne, fut réduite en cendres par des bombardements alliés d’une intensité dévastatrice. En quelques heures, plus de 25000 vies furent fauchées et la ville fut transformée en un paysage de ruines.
Stratégiquement, ce bombardement visait à démoraliser le régime nazi en perturbant ses réseaux logistiques, contribuant ainsi à accélérer la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Dresde se présente ainsi comme le seuil moderne entre l’effondrement d’un monde ancien et la possibilité d’un renouveau.
Face à une destruction aussi absolue, comment concevoir la possibilité d’un renouveau qui redonne sens et repères ?
Dresde incarne ce passage douloureux qui interpelle la mémoire collective et incite à la reconstruction éthique et sociale.
3. Deutschland im Jahre Null: le cinéma comme reflet du seuil
Le film Deutschland im Jahre Null (1) offre une vision artistique saisissante du chaos qui suit l’effondrement d’un ordre social et politique. À travers ses images de ruines, de rues désertées et de silhouettes errantes, il interroge la capacité d’une société à se relever après l’horreur des conflits.
Les images du film, puissantes et évocatrices, nous invitent à méditer sur la façon dont le passé, même dans sa douleur la plus extrême, peut constituer le point de départ d’un renouveau collectif.
Comment ces images, témoins d’un temps de désolation, peuvent-elles inspirer en chacun de nous l’espoir d’une reconstruction ?
Le film se dresse ainsi comme un seuil visuel, une invitation à transformer la douleur du passé en une force pour l’avenir.
4. Les conflits contemporains et la médiatisation du chaos
Aujourd’hui, la violence et les conflits se diffusent en continu à travers nos médias. Des événements tels que la guerre en Ukraine, le conflit israélo-palestinien, ou les affrontements dans certaines régions du Congo captent l’attention mondiale, tandis que d’autres drames, moins médiatisés – par exemple, les conflits persistants au Sahel ou au Myanmar – restent souvent en marge des écrans grand public.
Cette pluralité de représentations forme une fresque ininterrompue de ruptures et de désorientation.
Comment, en tant que spectateurs, percevons-nous le seuil entre la réalité vécue et la manière dont elle est médiatisée ?
Ces images, diffusées en continu, témoignent d’un chaos qui n’est pas seulement physique, mais aussi économique, social et psychologique, affectant profondément les repères de chacun. La violence, qu’elle se manifeste par des agressions, du harcèlement, des exclusions ou des ruptures de dialogue, crée un vertige collectif, non plus à l’écran mais au seuil de notre porte, auquel il est urgent de répondre par la reconstruction et le renouveau.
5. Vers une reconstruction éthique et spirituelle
Face aux tragédies passées et présentes, il nous appartient de transformer la mémoire du chaos en une force de reconstruction. Pour nourrir cette réflexion, penchons-nous sur une expression spirituelle forte, issue de la tradition des psaumes:
«J’ai choisi de me tenir sur le seuil, dans la maison de mon Dieu, plutôt que d’habiter parmi les infidèles» (Psaume 84,11).
Cette phrase nous invite à considérer le seuil comme un lieu de transition où le choix de rester ancré dans l’espérance et la foi devient un acte de résistance contre le désordre. Les «infidèles», ici, symbolisent ceux qui ont perdu la foi dans un renouveau possible, l’Espérance, comme vertu – le repère cardinal qui permet de retrouver route, équilibre et perspective.
En vous tenant sur le seuil, comment pouvez-vous, par votre regard et votre engagement, transformer le vertige du chaos en une voie de réinvention ?
Cette posture nous rappelle que le véritable défi consiste à accueillir la douleur et la mémoire, sans jamais renoncer à l’espoir, afin de bâtir un avenir empreint de compassion et de solidarité.
Conclusion
Du tohu-bohu biblique à l’apocalypse moderne incarnée par Dresde, en passant par l’œuvre poignante de Deutschland im Jahre Null et la diffusion continue des conflits actuels, le chaos se révèle comme un seuil. Ce seuil n’est pas une fin définitive, mais un passage nécessaire vers la reconstruction – qu’elle soit matérielle, sociale ou spirituelle.
Comment, en tant que témoins et acteurs de notre temps, pouvez-vous puiser dans la mémoire du chaos pour forger un avenir renouvelé et équilibré ?
Il nous appartient de transformer la désolation en un espace de réflexion et de renouveau, où chaque trace de douleur nourrit la promesse d’un recommencement empreint d’espoir et de justice. Comme le rappelle l’Évangile, «Vous êtes dans le monde, mais vous n’êtes pas du monde» (Jean 17,14-16), une invitation à adopter un regard critique et éthique sur la réalité sans pour autant s’y abandonner.
Illustration: Roberto Rossellini avec Ernst Piltschau, rôle principal du film (BNF).
(1) En italien Germania anno zero, en français, Allemagne année zéro (film de Roberto Rossellini, en 1948).
2 Commentaires sur "Le seuil du chaos (2): du tohu-bohu biblique à l’apocalypse moderne"
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Madame,
J’ai lu hier soir avec bonheur ce second volet de votre réflexion-méditation à propos du concept de ‘seuil’. Je l’ai lu après avoir vu V. Zélensky franchir le ‘seuil’ de la Maison Blanche, d’où on l’avait chassé, en m’interrogeant sur le ‘seuil’ historique (point de bascule, de transgression ?) qu’on venait de franchir ! Car c’est bien de ‘seuil’ dont il s’agit, c’est-à-dire de tension entre deux mondes. La pensée du ‘seuil’ ne peut se dissocier de celui de conflit entre deux mondes, ni confondables ni séparables. Le ‘seuil’ que vous pensez ressemble à ce que Tillich appelle «frontière», c’est-à-dire un lieu ouvert, de passage. Combien de ‘seuils’ avons-nous franchis (ou non) dans nos vie, transformant nos identités ? J’ai aussi et surtout pensé (à tort peut-être ?) à Martin Buber, pour qui la rencontre avec l’autre, dans un rapport de respect et de reconnaissance réciproque (écrire ainsi après le show de télé-réalité d’hier soir !) ouvre l’espace de l’Entre. Mais le ‘seuil’ est-il bien un espace ? Plutôt un lieu incirconscrit, indéterminé de relation chargée d’humanité, autant entre les hommes qu’entre l’homme et Dieu. Zone fluctuante d’ambiguïté. Je me permets de citer Buber: «On ne trouve pas Dieu si l’on reste dans le monde. On ne trouve pas Dieu si l’on sort du monde. Celui qui se porte tout entier à la rencontre de son Tu et qui implique en ce Tu l’être entier de l’univers, celui-là trouve l’Entre, qu’on ne peut chercher» (Je et Tu). Dieu ne se trouve ni dans une fuite du monde ni dans un simple ancrage matériel dans ce monde. «J’ai choisi de me tenir sur le seuil». C’est la situation assumée la plus difficile, et parfois la plus tragique. Ce qui n’est nullement contradictoire avec Jean 17, 14-16.
D’un point de vue éthique, (et pour évoquer à nouveau l’abject débat d’hier), le ‘seuil’ peut être interprété comme une ligne morale ou une limite au-delà de laquelle un comportement devient inacceptable.
J’ai bien conscience que ce rapide commentaire n’est pas en-soi à la hauteur de ce que propose à notre réflexion ces deux volets dont il faut vous remercier.
Jean-Paul Sanfourche
Cher Jean-Paul,
Un grand merci pour votre commentaire attentif et si riche de perspectives. Votre lecture du « seuil » comme une frontière ouverte et un lieu de transformation me touche particulièrement. Je suis heureuse que cette réflexion ait trouvé un écho chez vous.
Vous évoquez Buber, et c’est une référence qui apporte une belle profondeur à cette idée de l’« Entre », même si, pour ma part, je me sens plus familière de la pensée de Paul Tillich. Ce dernier m’aide à envisager le seuil comme une tension entre enracinement et mouvement, un espace où l’on doit continuellement redéfinir son regard et sa place dans le monde.
Pour moi, le seuil est avant tout une question d’esthétique : je l’explore aussi dans mon travail artistique, où il devient le lieu de basculement entre la perte et la possibilité de recomposition. La phrase du Psaume 83 – « J’ai choisi de me tenir sur le seuil » – exprime bien cette posture : ni fuite ni résignation, mais un positionnement exigeant, un équilibre fragile entre ce qui s’effondre et ce qui peut advenir. Ce choix du seuil implique une forme d’espérance, non comme une simple attente, mais comme un engagement du regard et de la pensée vers ce qui peut encore être construit.
Vous soulevez aussi la question des seuils historiques que nous traversons collectivement. Nos regards, exposés aux images du monde, oscillent entre proximité et distance, entre implication et recul. Dans ces espaces de bascule, chacun tente d’habiter le monde avec justesse, sans se laisser emporter ni par l’indifférence, ni par l’abandon à la violence.
Merci encore pour la richesse de votre réflexion et pour cet échange qui ouvre, à son tour, un seuil vers de nouvelles interrogations.