Leadership féminin et Églises africaines
Les femmes représentent environ un cinquième des enseignants en théologie actuellement en Afrique. Pour Gertrude Kamgue Tokam, qui intervenait lors du Jeudi du Défap du 13 février, «l’impact de la formation théologique des femmes dans la vie de l’Église en Afrique» n’est pas encore évident, en particulier sur leur accès au pastorat et aux instances dirigeantes. Pour elle, les femmes africaines doivent «avoir le courage de se regarder elles-mêmes dans le miroir» (et les Églises les y aider) pour que ce qui est aujourd’hui d’abord «un leadership de représentativité» devienne un «leadership d’impact et percutant qui contribue efficacement au développement de l’Église et de la société».

Jean-Pierre Anzala: Gertrude Kamgue Tokam, vous êtes originaire de l’ouest du Cameroun et actuellement pasteure de l’ÉPUdF à Montargis et Châtillon-Coligny. Vous dites que votre vocation est très précoce (dès l’adolescence) dans un environnement qui n’envisageait pas la possibilité du ministère pastoral des femmes. Malgré cela, vous commencez votre formation théologique en 1999 à la Faculté de théologie protestante de Ndoungué et rejoignez l’Université protestante d’Afrique centrale (UPAC) à Yaoundé où vous obtenez votre doctorat en théologie en 2014. Tout en menant vos études, vous avez été pasteure et aumônière universitaire pour l’Église évangélique du Cameroun (EEC). De 2020 à 2023, vous avez enseigné l’éthique et la dogmatique à la Faculté de théologie évangélique de Bangui (FATEB). Vous êtes également engagée dans plusieurs associations de théologiens et théologiennes, donc le CTAE (Cercle des théologiennes africaines engagées). Enfin, vous êtes mariée et mère de plusieurs enfants.
Gertrude Kamgue Tokam: L’essentiel a été dit… Mais je ne suis pas ici aujourd’hui par hasard: je suis chercheuse au Défap parce que j’ai eu l’occasion d’avoir une bourse qui m’a permis d’aller à l’Institut protestant de théologie de Montpellier pour des recherches en post-doctorat. Et ces recherches portaient justement sur la question du développement de l’Église grâce à l’intégration des femmes. Aujourd’hui, nous allons parler du leadership ou de la promotion des femmes dans l’Église en Afrique, mais en lien avec une autre thématique importante: la formation théologique.
Formation théologique et leadership/promotion des femmes dans l’Église en Afrique
La question du leadership ou de la promotion, et de la participation des femmes aux grands défis de l’heure demeure une préoccupation de notre société. L’ONU Femmes, dans un rapport sur le leadership des femmes et leur participation à la vie politique en 2013, tirait déjà la sonnette d’alarme; elle dénonçait par ailleurs «les lois, les pratiques, les comportements et les stéréotypes sexistes discriminatoires» (1) qui contribuaient à reléguer la femme au second plan. En 2024, l’ONU Femmes est revenue à la charge et a constaté une fois de plus que:
«Dans le monde entier, ainsi qu’en Afrique, le leadership et la participation politique des femmes sont limités. Les femmes sont sous-représentées (…), que ce soit dans (…) la fonction publique, le secteur privé ou le monde universitaire. Cela se produit en dépit de leurs capacités avérées en tant que leaders et agents du changement, et de leur droit à participer de manière égale à la gouvernance démocratique» (2).
Le problème se pose également dans les Églises, les missions et le ministère en Afrique, et continue d’être sujet à controverses. Les femmes ont régulièrement été confrontées à des obstacles sur la voie de leur implication ou de leur participation à la vie de l’Église. Mais à partir de la seconde moitié du 20e siècle, une formation théologique inclusive devient possible dans les facultés et instituts de théologie en Afrique. Cette formation vise à favoriser la diversité des voix dans le discours théologique en Afrique et dans le monde d’une part, et dans la vie de l’Église d’autre part. Pourtant, on est encore loin de cette réalité: les femmes ont certes un statut acceptable, mais sans véritable autorité, sans pouvoir.
Voici quelques théologiennes et théologiens préoccupés par ce sujet:
L’évangéliste américain Loren Cunningham note (et déplore) dans un ouvrage collectif (3) que la question des ministères et du leadership des femmes dans la mission continue de diviser de par les différents points de vue qui s’opposent. Pourtant, Jésus a donné aux femmes cette liberté acquise au prix de son sang. Les femmes, partout dans le monde, ont le regard tourné vers l’Église en qui elles espèrent revivre la réalité du corps du Christ et l’effectivité du royaume de Dieu face à tout ce qu’elles subissent comme discriminations ou injustice.
Albertine Tshibilondi Ngoyi (4), première femme congolaise à être docteure en philosophie, sociologue et enseignante d’université, pense que dans un contexte de mondialisation, il devient important de miser sur l’autonomisation de la femme afin de lui donner l’opportunité de participer pleinement à la construction, au développement de la société et même de l’Église. Elle insiste sur l’importance de rendre effectif au sein de l’Église le partenariat homme-femme dans tous les aspects de la vie ecclésiale. Un défi lancé à l’Église qui doit se présenter en modèle aux yeux du monde et transcender les appréhensions et les interprétations traditionnelles qui souvent ne militent pas pour l’épanouissement de la femme.
Honorine Ngono (5) est camerounaise, théologienne catholique et enseignante de théologie. Elle évoque l’absence ou «la visibilité réduite» des femmes dans la vie de l’Église. Elle montre l’ambiguïté qui caractérise la condition de la femme dans l’espace ecclésial ou religieux. Elle observe un écart entre la présence massive et active des femmes à l’église et la difficile expérience du manque de visibilité ou de l’exclusion auxquels elles font face. Elle s’interroge sur les mobiles d’une telle situation qui laisse penser que les femmes se résignent à demeurer dans ces «espaces réduits» où les traditions patriarcales les ont longtemps enfermées. En s’inspirant des exemples bibliques, elle pense que là où il y a la femme, il devrait y avoir la vie en plénitude.
Brigitte Djessou (6), pasteure ivoirienne, théologienne et enseignante de théologie, pense que l’auto-libération des femmes est la clé du développement. Cette libération ouvrira les portes de la transformation sociale, tout en préservant les valeurs ancestrales propres à l’Afrique. Une problématique qui interpelle l’Église et les États africains. L’élaboration des Objectifs du Développement durable en 2015 en est une parfaite illustration.
Pour Hélène Yinda (7), théologienne camerounaise, il faut bâtir une nouvelle théologie qui prend en compte les femmes africaines en repensant la différence sexuelle. Il est question de promouvoir les droits des femmes et de libérer leurs énergies créatives.
Laurence Ndong (8) est gabonaise, pasteure, enseignante et chercheuse. Dans son ouvrage, elle a l’ambition de donner aux femmes les outils dont elles ont besoin pour impacter positivement leurs rêves, leurs vies, leurs destinées et celles du plus grand nombre. Participer pleinement à l’amélioration de la société fait partie intégrante du plan de Dieu pour les femmes et pour l’ensemble de la création. Elle affirme : « Car Dieu a tant aimé le monde, qu’il a créé la femme pour le rendre meilleur ».
À la suite de ces réflexions et interpellations, notre expérience personnelle en tant que femme, pasteure et théologienne africaine, le témoignage des collègues, des femmes dans l’Église et la réalité sur le terrain nous permettent de dire que l’Église en Afrique peine à bâtir en son sein des relations saines, harmonieuses entre les hommes et les femmes, alors que les fondements de cette cohésion sont évidents sur les plans biblique et théologique. Comment comprendre que, malgré une importante présence féminine dans l’Église, l’accès à la formation théologique et la progression des femmes dans les tâches et ministères, l’Église n’arrive pas encore à vivre l’effectivité d’un leadership féminin efficace ?
Cette réflexion vise à mettre en relief l’impact de la formation théologique des femmes dans la vie de l’Église en Afrique. Il est en effet question de savoir si l’accès des femmes à la formation théologique a changé le regard de la société et de l’Église sur le statut de la femme.
Il est important de se demander si l’Église en Afrique peut aujourd’hui assumer sa mission et relever le défi de son développement sans tenir compte de la place et du rôle prépondérant de la femme ?
Cette réflexion vise à amener l’Église en Afrique à tenir compte dans son processus de développement non plus seulement de la présence des femmes mais de leur véritable implication dans la vie active de l’Église et dans les sphères de décision.
Nous voulons ainsi proposer un modèle de leadership féminin chrétien basé non sur la puissance, les titres ou les positionnements sociaux, mais sur le service et la promotion des potentialités selon les dons reçus par les uns et les autres.
Les objectifs secondaires qui en découlent sont les suivants:
Montrer que l’égalité de genre reste un préalable pour le développement de l’Église et de la société.
Montrer l’impact de la participation des femmes aux prises de décisions pour la femme elle-même, l’Église et la société.
Améliorer les relations hommes-femmes.
Favoriser la bonne collaboration et le vivre ensemble dans l’Église et la société.
Améliorer la compréhension du leadership féminin qui ne doit plus seulement être un leadership de représentativité, latent et de formalité. Il doit également s’inscrire dans l’action, le mouvement, le concret, le visible. Il doit être un leadership d’impact et percutant qui contribue efficacement au développement de l’Église et de la société.
Amener les femmes à sortir de la résignation, de la peur pour développer l’estime de soi.
Il est vrai que le cadre de cette réflexion s’inscrit dans le contexte de l’Église en Afrique de façon générale. Mais nous allons beaucoup nous référer à l’Église Évangélique du Cameroun (EEC) que nous connaissons mieux et qui est l’une des rares Églises au Cameroun et en Afrique centrale à intégrer le ministère pastoral et un leadership des femmes. Par ailleurs, une lecture du contexte occidental nous permettra également de bien comprendre les enjeux et de cerner les défis de la question.
Formation théologique des femmes en Afrique: état des lieux
L’accès des femmes à la formation théologique a été le résultat d’un long parcours, d’une lutte acharnée dans l’histoire de la tradition chrétienne en Afrique. Il a fallu faire face aux différents défis dans un contexte où la théologie a été définie comme un discours sur Dieu en relation avec le genre masculin uniquement. Une disparité qui est due en partie à une interprétation controversée de la Bible refusant aux femmes le droit d’exercer comme pasteure et d’occuper les postes de responsabilité dans l’Église. Et d’autre part, les pesanteurs socio-culturelles qui ont au fil du temps construit la masculinité et la féminité de manière asymétrique (déséquilibrée) et qui ont renforcé les relations opposées entre hommes et femmes, avec d’un côté un sexe dit fort, et de l’autre un sexe dit faible. Les rôles sont alors bien définis: responsabilité, leadership, puissance pour les hommes; silence, soumission, respect et obéissance pour les femmes.
L’accès à la formation théologique des femmes ouvrira des portes sur des opportunités nouvelles au sein de l’Église et viendra renforcer la capacité des femmes déjà nombreuses dans l’Église à exercer d’autres ministères et à pouvoir s’engager de manière active dans les grands chantiers auxquels font face l’Église et la société. Là dessus, nous pouvons dire qu’un pas a véritablement été franchi.
Le rôle du Cercle des théologiennes africaines engagées
Nous ne pouvons pas parler de la formation théologique des femmes en Afrique sans évoquer l’apport du Cercle des théologiennes africaines engagées. Ce mouvement multiculturel, multireligieux crée en 1989 par un groupe de théologiennes africaines sous l’impulsion de Mercy Amba Oduyoye à Accra au Ghana, se situe dans la dynamique impulsée par le COE dans la période déclarée décennie œcuménique des Églises solidaires des femmes (1988-1998).
Le Cercle va contribuer à façonner une génération de femmes théologiennes utiles à l’Église et à la société. Il favorise l’éclosion de la formation théologique et permet aux femmes de s’engager dans la recherche, l’élaboration de la réflexion théologique créative et des actions de transformation basées sur leurs expériences religieuses, culturelles et sociales à la lumière des Saintes Écritures et de la littérature orale et écrite qui façonnent le contexte africain et définissent les femmes d’Afrique. La vision du Cercle cherche à ne pas limiter le discours théologique à sa seule dimension intellectuelle. Mais à sortir des quatre murs d’un temple, d’une chapelle ou des amphithéâtres et bibliothèques des facultés pour s’étendre dans sa dimension pratique et contextuelle.
Pourtant, malgré tout, on peut constater que les femmes sont encore très minoritaires dans la sphère de l’enseignement théologique en Afrique, que ce soit comme enseignantes, formatrices ou étudiantes. On peut pointer du doigt les facteurs historiques en Afrique et les «politiques d’exclusion dans l’enseignement supérieur» qui ont conduit à la sous-représentation des femmes dans les systèmes éducatifs et surtout universitaires. Ce qui impacte directement le domaine théologique, en plus des stéréotypes culturels et environnementaux qui n’y sont pas encourageants.
Dans un article paru en 2024, Verena Schafroth (9), directrice de l’engagement pour les femmes dans l’éducation théologique en Afrique à l’ACTEA (Association for Christian Theological Education in Africa), présente le résultat d’une étude menée par Overseas Council (OC) en partenariat avec un nombre important d’institutions théologiques en Afrique en janvier 2023. Sur un échantillon de 51 institutions de formation théologique en Afrique, il y avait 22,8% de femmes enseignantes. Elle précise que, déjà en 2015, Priscille Djomhoue, pasteure et théologienne camerounaise, déplorait le fait que, sur 13 institutions de formation théologique au Cameroun, il n’y avait que 2 femmes comme enseignantes à temps plein.
La situation a-t-elle évolué ? Pas vraiment… Il y a encore des défis à relever.
Défis de la formation théologique des femmes
Le premier défi est la difficulté de financement. L’accès aux bourses de formation reste encore très restreint pour les femmes: on est encore bien loin de la parité 50/50 et on peut comprendre pourquoi elles sont encore en sous-effectif dans plusieurs facultés et institutions de théologie. Et si nous avons ce nombre aujourd’hui, c’est aussi parce que les Églises se trouvent parfois contraintes d’ouvrir l’accès à la formation aux femmes en raison des conditions posées par certains partenaires en ce sens.
De plus, les femmes qui réussissent parfois à autofinancer leurs formations ne sont pas toujours prises en compte au sein des Églises. Elles ne sont pas soutenues ou encouragées dans leur élan ou projets. Le découragement finit par s’installer et l’engouement s’émousse. Il faut aussi reconnaître que la formation théologique et le ministère pastoral ont été souvent liés. Une question essentielle se pose: que faire de ces très nombreuses femmes qui ont été formées et dont les Églises ne sont pas encore ouvertes au ministère pastoral féminin ?
Sur le plan général, les normes sociales et culturelles influencent de façon négative l’accès des femmes à l’éducation ou à la formation. Plusieurs femmes ne vont pas jusqu’au terme de leur formation. Elles abandonnent à mi-chemin pour des raisons diverses: priorité à la formation des hommes dans un contexte de pauvreté et de précarité, mariages ou grossesses précoces, vie conjugale, charges familiales (difficile de concilier vie familiale et formation), etc.
Tout ce qui précède a une influence sur la question du leadership des femmes dans l’Église.
Femme et leadership dans l’Église en Afrique
Nous entendons par leadership des femmes le fait de promouvoir l’accès des femmes à des postes de responsabilité et principalement dans l’Église. La notion de leadership est prise ici dans son sens chrétien: être au service en mettant à contributions ses dons, talents et potentialités. Mais, nous observons que l’Église elle-même semble ne pas croire à un leadership efficace des femmes et cela est perceptible dans les différentes structures d’organisation, de fonctionnement et de prise des décisions. Même si les femmes constituent pour la plupart l’essentiel de la masse chrétienne à la base, même si aujourd’hui il y a eu une progression dans les ministères, il faut cependant constater que, plus on monte dans les sphères de décision et de responsabilité dans l’Église, moins elles sont présentes. Je voudrais ici présenter quelques références statistiques de l’EEC datant de 2024.
Dans les conseils d’Anciens (conseils presbytéraux), leur nombre varie parfois en fonction du contexte ou de la catégorie de la paroisse mais elles sont rarement majoritaires ou à égalité. Pour les conseillers paroissiaux, c’est pareil.
Dans le service des diacres, elles sont plus nombreuses (il y a même des conseils de diacres où il n’y a pas d’hommes). Certainement parce qu’il est question de service, de diaconie, d’assistance, d’assumer les tâches qui généralement reviennent aux femmes même dans la famille comme nettoyer, laver, décorer, habiller, nourrir, prendre soin, servir ou cuisiner. Elles sont aussi présentes dans certaines commissions de travail au niveau des différentes structures de l’Église.
L’Église compte environ 15 départements techniques et 3 sont dirigés par des femmes.
Dans les bureaux des paroisses, districts et régions, c’est quasiment le même phénomène. Là où elles sont présentes, par exemple dans un bureau de 5 membres, on peut avoir une femme parce qu’à un moment donné on s’est dit : « Il faut quand même une femme » (et on la met là).
Les femmes représentent environ 10% du corps pastoral.
Au niveau des présidents de région, l’on est passé de 2 femmes à 0 aujourd’hui sur 22 régions synodales. La question est de savoir si on a réellement cette volonté d’avancer, ou alors de régresser ?
Au Conseil synodal général, le record est jusqu’à ce jour d’une femme pasteure sur 12 pasteurs, et de 2 femmes laïques sur 12 laïcs. Donc un total de 3 femmes sur 24 membres.
Au Bureau de l’Église aujourd’hui, on a une femme sur 9 membres (on me dira que c’est déjà quelque chose, mais nous espérons pouvoir faire mieux …).
Il ne suffit pas de faire le constat, il est aussi important de se poser quelques questions :
À quel niveau se situe le problème ?
Les femmes ne sont pas elles-mêmes motivées ?
Ne sont-elles pas performantes ?
Pourquoi l’Église ne prend-elle pas en compte leurs performances ?
Pourtant, il y a des atouts pour la promotion des femmes.
Atouts pour le leadership des femmes
Nous les découvrirons en faisant un parcours biblique et historique de l’Église. Il faut relever que les questions liées au rôle et la place de la femme prennent déjà corps dans la Bible et aussi dès les premières heures de l’existence de l’Église.
La Bible enseigne que l’homme a été créé à l’image de Dieu. Dieu n’a pas créé l’homme solitaire. Dès l’origine, «il le créa homme et femme» (Genèse 1,27).
Cette doctrine met en lumière une société dans laquelle la vie se façonne et se construit dans la communion des personnes. Car l’être humain est de nature solidaire, un être social. Et sans relation avec autrui, il lui est difficile de s’épanouir. L’humain n’est-il pas un animal sociable, d’après Aristote ? il ne peut se réaliser pleinement qu’en société. Cette interaction avec ses semblables est fondamentale pour son développement et sa survie.
Le concept de l’imago Dei fait ainsi référence à la notion de la complémentarité et d’égalité de genre. Il serait prétentieux pour l’homme (masculin) de penser qu’il porte seul l’image de Dieu (10). L’homme et la femme sont créés différemment sur le plan physique ou sexuel mais appelés à jouer un même rôle, celui d’être le reflet de la présence de Dieu. Sur cette base et dans cette dynamique, le leadership devrait s’exercer dans la société et bien plus dans l’Église. C’est-à-dire sans exclusion ou rejet, mais en tenant compte de toutes les potentialités dont celles des femmes.
Sur tout un autre plan, il est reconnu que, dans le contexte de la société juive antique, la femme est marginalisée, méprisée, reléguée au second rang et il ne lui est pas souvent accordé d’intérêt particulier. Les récits bibliques mettent cependant en avant des exemples de femmes pionnières, influentes, portant un leadership d’impact et assumant particulièrement leur responsabilité devant Dieu et dans la société.
Sur le plan historique
On a souvent pensé que les pères de l’Église étaient tous des misogynes. Mais une étude approfondie des textes patristiques montre plutôt qu’ils avaient sur les femmes un regard nuancé. La relation entre les pères de l’Église et les femmes a été au centre du colloque de La Rochelle des 6 et 7 septembre 2003 (11). La diversité des communications et des réflexions de ce colloque a mis en lumière le fait qu’à une époque de grandes incertitudes tant culturelles que politiques, la mise en place de nouveaux modes de pensées issus des petites diasporas chrétiennes a pu réellement promouvoir la femme gréco-romaine, lui permettant de prendre quelquefois la parole ou de s’affirmer comme une personne autonome. Il en ressort qu’au-delà des positions patriarcales qui ont cherché à marginaliser la femme et à la maintenir dans une position subalterne, il y a eu des hommes qui ont œuvré à une promotion de la femme en référence à cette parole de l’apôtre Paul: «Il n’y a plus ni homme ni femme» dans le Christ (Galates 3,28). Aux côtés des hommes, il y a eu des femmes qui ont participé de façon active et visible de par leur charisme et personnalité à l’émergence d’un nouveau type d’autorité ecclésiale qu’on a nommé les pères de l’Église.
Y a-t-il eu des mères de l’Église ? Cette question mérite d’être posée. Nous faisons allusion à des figures féminines dans l’Église chrétienne primitive qui ont joué un rôle important dans l’exercice de l’autorité ecclésiastique et témoigné de leur foi dans leurs communautés. Si elles ne sont pas nommées comme telles, on sait cependant que des femmes de l’Église primitive ont été présentes dans les ministères. Dans l’Épître aux Romains, Paul mentionne le nom de Phœbe qui peut être considérée comme l’une des premières diaconesses de l’histoire (Romains 16). Entre le 3e et le 6e siècle, sur 425 membres du clergé dans l’Église, il y avait 40 femmes (12) et parmi elles quelques figures remarquables:
Olympe (morte vers 410) était disciple de Jean Chrysostome. Jeune veuve, elle a passé presque toute sa vie à Constantinople parmi les femmes consacrées à Dieu, venant en aide aux pauvres (13).
La diaconesse Ourbicia vivait en recluse à Jérusalem.
Radegonde, épouse du roi Clotaire, deviendra diaconesse au 6e siècle.
On peut dire sans risque de se tromper que la Réforme protestante a eu un impact sur la vie des femmes même si les Réformateurs n’ont pas toujours mis les femmes en avant. Mais les femmes ont eu l’occasion de s’affirmer. Il faut déjà noter l’ouverture à la formation pour tous (garçons et filles), la revalorisation du travail des femmes, l’accès à la parole publique (14).
Katharina von Bora, l’épouse de Luther, était impliquée dans la vie intellectuelle de l’époque et participait aux débats théologiques. Femme au foyer de son époux, cela ne l’empêchait pas d’être de temps en temps impliquée.
Marie Dentière (dont nous avons la statue en plein cœur de Genève) était très impliquée dans la vie politique et religieuse genevoise. Elle a rédigé un pamphlet pour fustiger la soumission imposée aux femmes et a affirmé l’égalité homme-femme.
Catherine Schütz Zell va jouer un rôle social, religieux et politique dans la ville de Strasbourg. Elle va rédiger des lettres de consolation ou d’édification, des réflexions bibliques, catéchétiques ou polémiques, des cantiques.
À côté d’elles, il y a d’autres noms de grandes femmes dans l’histoire du protestantisme en France. Par exemple: Marguerite d’Angoulême, Renée de France, Marie Durand, Madeleine Barot…
Dans le contexte africain, l’évolution historique de l’Église n’évoque presque pas la présence des femmes, encore moins leur rôle dans le processus de la mission. Mais est-ce que cela veut dire que les femmes étaient totalement absentes ? Il y a eu des femmes pionnières de la mission et l’un des rôles du Cercle des théologiennes africaines engagées est de les remettre sur le devant de la scène. Certains évoquent le rôle joué par les femmes dans l’histoire politique ou religieuse du continent. Parmi les raisons qui ont contribué à reléguer les femmes à l’arrière-plan, on évoque souvent l’influence des premiers missionnaires et leur théologie patriarcale qui a contribué a fonder des Églises en Afrique dans lesquelles le rôle des femmes était secondaire. Les missionnaires femmes qui arrivaient étaient d’ailleurs destinées soit à l’enseignement dans les écoles, soit aux soins de santé. Les épouses des missionnaires apportaient un fort soutien à leurs époux mais restaient des femmes au foyer. Elles n’ont pas été ordonnées comme pasteures.
Même dans le contexte occidental, ça n’a pas été facile. Les premières femmes sont consacrées au ministère pastoral à partir du 20e siècle, avec des conditions. Il fallait être célibataire (Élisabeth Schmidt ne put devenir la première femme pasteure de l’Église réformée de France en 1949 qu’à cette condition), ou alors être consacré en couple. Si c’est aujourd’hui presque acquis dans le contexte occidental, c’est parce qu’il y a eu des personnes pour porter cette lutte. Et pour nous, c’est un atout.
Les défis du leadership des femmes
Les préjugés culturels et sociétaux assignent aux femmes le rôle de gardienne du foyer et les relèguent au second plan dans la sphère publique. Ces préjugés ont la peau dure et se manifestent même dans l’Église.
Ces stéréotypes découragent les femmes de s’engager dans des études théologiques (considérées comme un domaine réservé aux hommes), mais les poussent aussi à intégrer le fait que l’Église est exclusivement une propriété masculine: «Jésus était un homme, les 12 disciples étaient des hommes, les apôtres étaient des hommes…», et ainsi de suite. Les femmes seraient faites pour jouer les seconds rôles.
Elles sont régulièrement considérées comme incapables dans certains domaines et donc souvent comparées aux hommes quand elles expriment leur talent ou leur charisme. Quand une femme sera remarquée, on dira: «Elle prêche comme un homme, elle enseigne comme un homme, elle fait ci ou ça comme un homme…». On estime que la femme n’a pas de capacité à l’autorité. La société est aussi plus exigeante envers la femme: elle n’a pas le droit à l’erreur alors que la même erreur est tolérée ou passe presque inaperçue chez un homme.
Il y a un manque de soutien institutionnel face aux défis spécifiques rencontrés par les femmes, notamment pour celles qui cherchent à concilier vie familiale et carrière académique ou ministère. Elles ne sont pas soutenues ou accompagnées face aux difficultés auxquelles elles font face comme le harcèlement ou les violences morales ou sexuelles (certains hommes n’ont vu les femmes qui accédaient au ministère que comme des partenaires sexuels), les congés de maternité (j’ai eu mes enfants pendant mes études puis en paroisse et je n’ai jamais eu un seul jour de congé de maternité: vous sortez de la maternité le matin et l’après-midi, vous êtes au travail…), soutien de leur époux qui n’est pas toujours évident.
Si les femmes sont marginalisées en général, certaines catégories le sont encore davantage: par exemple les femmes célibataires (qui sont stigmatisées et n’ont souvent pas le droit d’être en ministère) ou handicapées.
Il y a aussi ce que Verena Schafroth appelle le tokenisme. Elle le définit comme
«une pratique qui consiste à faire des efforts symboliques pour inclure quelques femmes dans les sphères de décision, sans que cela change vraiment grande chose. Ce phénomène contribue à l’isolement des femmes, qui se retrouvent souvent seules dans des environnements à prédominance masculine. Elles se contentent d’être dans un statut représentatif».
Je pense et je dis que les femmes ne doivent pas être considérées comme des bouche-trous ou des marionnettes. Nous militons pour un leadership des femmes efficace, de performance et de potentialités, bref un leadership d’action et non de résignation. Il y a malheureusement des femmes qui se contentent de jouer ce jeu. L’accès d’une femme à un poste de responsabilité est régulièrement considéré comme un évènement, un exploit, et célébré. Comme si on lui faisait juste une faveur, comme si on lui donnait l’occasion d’entrer dans une cour où elle ne devrait pas être.
La question liée à l’évolution des femmes se heurte au fondamentalisme. Il est problématique qu’il y ait encore dans l’Église jusqu’à ce jour une mauvaise compréhension des notions de genre et d’égalité. La mixité se vit dans une relation d’opposition, d’affirmation, ou de recherche de suprématie des uns sur les autres. De ce fait, tout mouvement ou réflexion qui vise à mettre la femme en relief est considéré comme une idéologie subversive et dangereuse, importée. On taxe très vite ces femmes de féministes et c’est vu comme quelque chose d’inventé et venu d’ailleurs, de l’Occident, qui menace les valeurs fondamentales de la société africaine. Il faut arriver à comprendre qu’il ne s’agit pas, avec la recherche d’un leadership des femmes, d’une guerre ouverte entre la féminité et la masculinité, ou pour la femme de renier sa féminité.
La gestion de la mixité permettra à chaque entité de tenir compte de la présence de l’autre sans développer de complexe ni d’infériorité, ni de supériorité. Si les hommes sont aujourd’hui majoritaires, il faudrait envisager que le contraire soit possible dans un avenir certain.
Envisager l’avenir ?
Il faut tenir compte des facteurs endogènes à la femme d’une part et exogènes d’autre part.
Facteurs endogènes
Pour ce qui est des facteurs endogènes, il faut dire que l’heure n’est plus du tout à la victimisation de la part des femmes. Si elles ont eu jusqu’à présent le courage de parler, de dénoncer ce qu’elles vivent mal dans leur statut de femmes, elles doivent penser maintenant à passer un peu plus à l’action. Elles doivent oser avoir le courage de se regarder elles-mêmes dans le miroir parce que trop souvent, le mal de la femme ne vient pas d’ailleurs. Le courage de s’auto-examiner et de passer par une métanoia. Pour cela, elles doivent développer:
L’estime d’elles-mêmes: elles doivent croire en elles, en leurs capacités, leurs potentialités. Elles ont de la valeur et peuvent faire davantage que maintenant. Les obstacles seront toujours présents mais il faut faire face, résister et ne pas céder aux intimidations ou aux manipulations. Il est donc question de sortir de la résignation.
La solidarité est cette capacité qu’elles ont de parler d’une même voix, de s’encourager et de se soutenir mutuellement. C’est dans ce sens que les mouvements ou les associations des femmes chrétiennes ou théologiennes devraient davantage travailler pour constituer non pas une source d’opposition ou de rivalités entre femmes, mais une force, une motivation pour bâtir la cohésion.
Renforcer enfin la dimension de l’engagement théologique en tenant compte des nouveaux défis qui se posent à l’Église et à la société. Il faut être sur le terrain, il faut agir. Même si on n’est pas nécessairement dans le ministère pastoral, on peut apporter sa pierre à la construction de l’édifice.
Facteurs exogènes
Il faut «laisser les femmes libérer leur énergie créative». Exprimé il y a quelques années, ce cri d’Hélène Yinda demeure actuel. L’Église doit désormais intégrer que l’égalité des compétences est un fait et non plus seulement un discours. Elle doit en tenir compte à tous les niveaux dont l’accès des femmes à la formation pour l’exercice d’un ministère inclusif dans l’Église.
Favoriser l’évolution de la femme c’est tenir compte de sa spécificité et de ses besoins réels, liés à son statut de femme. Il faut encadrer sur le plan professionnel et juridique leurs professions (comme l’ensemble des professions) ou activités.
En Afrique, l’Église à le devoir de sensibiliser, de former et d’éclairer la société sur les déviances ou les conséquences de certaines pratiques ou normes socio-culturelles. N’est-elle pas la lumière de l’Afrique ?
Il faut sortir de la routine pour engager une relecture et une analyse profonde et contextuelle des textes bibliques qui aujourd’hui encore servent la cause des misogynes.
Pour favoriser l’accès des femmes à la formation théologique, il serait normal d’établir des quotas (comme le pense Verena Schafroth) pour garantir une représentation des femmes. Ne serait-ce qu’à partir de la formation théologique: je me souviens que quand je suis allée à l’Institut de Ndoungué en 1999, j’étais la seule femme dans une promotion de 12.
Conclusion
Le leadership des femmes dans l’Église est une construction, comme dans le contexte occidental. Et cela doit se faire avec la participation de tous… y-compris des femmes elles-mêmes qui ne doivent pas seulement être dans la victimisation mais chercher des moyens de s’impliquer. Il y a certes des acquis, mais le chemin à parcourir est encore long et les obstacles ne sont pas des moindres. Cette analyse que nous venons de faire ne s’inscrit pas dans une dynamique pessimiste. Au contraire, nous portons une espérance vivante que les jours à venir seront meilleurs pour un mieux-vivre harmonieux. S’engager aujourd’hui dans cette voie de construction, du développement de l’Église en intégrant les hommes et les femmes avec leurs dons et leurs talents, toutes les potentialités, c’est préparer le chemin pour la génération future. Je dis souvent aux hommes: «Si vous le faites aux femmes aujourd’hui, vous le faites également pour vos filles. Parce que vos filles grandissent et vont entrer dans le même système». L’éthique de responsabilité nous appelle à ce devoir.
Illustration: Gertrude Kamgue Tokam et Jean-Pierre Anzala lors du Jeudi du Défap du 13 février
(1) ONU Femmes, Leadership et participation des femmes à la vie politique.
(2) ONU Femmes Afrique, Leadership et participation des femmes à la vie politique.
(3) Loren Cunningham, David Hamilton et Janice Rogers, Et pourquoi pas les femmes ? Un nouveau regard sur les femmes dans la Bible, la mission, le ministère et le leadership, Jeunesse en Mission (JEM), 2007.
(4) Albertine Tshibilondi Ngoyi, Rôle de la femme dans la société et dans l’Église. Pour une justice et une réconciliation durables en Afrique, Théologiques 23/2 (2015), pp.203-228.
(5) Honorine Ngono, La place et le rôle de la femme dans l’Église, Lecture biblique et ecclésiologique, L’Harmattan (Églises d’Afrique), 2016.
(6) Brigitte Djessou, Femmes et dynamique de changement en Afrique, Contextualisation des modèles d’autonomisation des femmes du Nouveau Testament, CLÉ, Yaoundé, 2022.
(7) Hélène Yinda (et Kä Mana), Pour la nouvelle théologie des femmes africaines, Repenser la différence sexuelle, promouvoir les droits des femmes et libérer leurs énergies créatives, Yaoundé, CLÉ, 2001.
(8) Laurence Ndong, Femme chrétienne, leadership féminin, Restituer la place de la femme dans les Écritures, Atramenta, 2018
(9) Verena Schafroth, Women in Male Spaces : Female Faculty in Theological Education in Africa, InSights Journal, 10/1 (novembre 2024).
(10) Thomas Römer, Dieu obscur : Cruauté, sexe et violence dans l’Ancien Testament, Labor et Fides, 2009, p.47. Lévi Ngangura Manyanya, Figures des femmes dans l’Ancien Testament et traditions africaines, L’Harmattan (Églises d’Afrique), 2011, pp. 23 et 215.
(11) Pascal Delage (éd.), Les pères de l’Église et les femmes (Actes du colloque de La Rochelle, 6 et 7 septembre 2003), Histoire et culture du diocèse de La Rochelle, vers 2003.
(12) Qui étaient les femmes diacres aux premiers siècles de l’Église ?, Aleteia, 8 mars 2024.
(14) Miriam Diez Bosch, Ces femmes qui ont joué un rôle dans la Réforme protestante, Aleteia, 30 octobre 2017.
Autres ouvrages et articles à consulter
Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, livre 4, Vrin (Librairie philosophique), 1960.
Confession d’Augsbourg (1530).
Frank Damazio, Le Leader, ses objectifs, sa formation, Québec, Ministère Multilingue International, 2003.
Joseph Dora, Le leadership féminin dans les Églises en Afrique, Éditions Guiguess, 2023.
Peter G. Northouse, Leadership, Theory and Practice, SAGE Publications, 2007 (4e édition).
René Pache et Alfred Kuen (dir.), Nouveau Dictionnaire Biblique (révisé et augmenté), Éditions Emmaüs, 1992 (1961).
Albertine Tshibilondi Ngoyi, Les défis numériques de la femme africaine, Revue des Deux Mondes, septembre 2014, pp.116-123; L’égalité hommes et femmes dans l’Église catholique en Afrique, Cas de la République démocratique du Congo, Lumen Vitae 69/3 (septembre 2014, Pape François, L’Église est un mot féminin), pp.295-310; La parité dans l’éducation conduira les femmes, rapidement et inévitablement à la parité dans la société et spécialement dans l’espace publique, dans Clémentine Madiya Faïk-Nzuji, Sources et ressources, Panoroma des cultures fondamentales de la République démocratique du Congo, Louvain la Neuve, Centre international des langues et des traditions d’Afrique (CILTA), 2013, pp.206-207; Enjeux de l’éducation de la femme en Afrique : une priorité du millénaire ?, dans Pius Ngandu Nkashama (dir.), Itinéraires et trajectoires : du discours littéraire à l’anthropologie (Mélanges offerts à Clémentine Faïk-Nzuji Madiya), L’Harmattan (Études africaines), 2008, pp.155-172.
George et Dora Winston, Les femmes dans le ministère chrétien, Une théologie exégétique, Excelsis, 2007.