«Encore un instant, Monsieur le bourreau»
«Le Moloch a tout avalé.» Que reste-t-il qui fonctionne du système politique instauré par de Gaulle entre 1958 et 1962 ? De la chute du gouvernement Barnier à la fragilité du gouvernement Bayrou, trois moments d’une crise (ou d’une agonie) politique sous le scalpel des historiens.
Chroniques publiées sur Le blog de Frédérick Casadesus les 5, 9 et 23 décembre 2024.
Motion de censure: le président au pied du mur
5 décembre 2024
Quelques mois. Comme une survie, la nage contre le mouvement de la marée, la volonté farouche contre les chiffres. Michel Barnier s’est-il échiné ? Ce serait le taxer de surdité. S’est-il évertué ? Ce serait le draper de candeur. Alors disons qu’il a tenté. Tenté de convaincre, d’entraîner, d’obtenir une majorité. Mais contre l’évidence, il est des calculs impossibles. Aussi bien le voici contraint de démissionner. Non par la Constitution, mais par le rapport de force politique ainsi dessiné. Lucien Jaume, philosophe de la politique (1), analyse la situation dans laquelle se trouve le pays.
«Tous les principes de la Cinquième ont été détruits, souligne-t-il d’emblée. L’équilibre entre les institutions, le jeu normal des corps intermédiaires, le rôle des partis politiques… Au fil des vingt dernières années, mais surtout depuis l’élection d’Emmanuel Macron, l’ordre politique sur lequel tout reposait n’a cessé de s’affaisser. Il n’y a plus de partis politiques, plus de familles de pensées, mais des individus qui se montrent et cherchent à capter la lumière.»
L’émergence de Jordan Bardella, et le vide abyssal de sa culture politique en est l’illustration: dans son livre comme sur les réseaux dits sociaux, le président du Rassemblement national ne cesse de raconter sa vie quotidienne ou d’exprimer des sensations, des sentiments, passant toute analyse à la trappe.
«Il me semble que cette évolution reflète la société française actuelle, nous déclare Lucien Jaume. Tout est personnalisé, dominé par l’image. Il est vrai qu’à l’origine le général de Gaulle voulait donner une tête à la République, selon son expression. Mais ce que Maurice Duverger dénonçait comme une dangereuse personnalisation du pouvoir était contrebalancée par de puissantes structures. Le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, mais aussi le Premier ministre (dont la Constitution précise qu’il »détermine et conduit » l’action du gouvernement) pouvaient fonctionner comme des garde-fous; qui plus est, le peuple pouvait s’identifier à eux, les considérer comme ses représentants.»
L’instauration du quinquennat, l’inversion du calendrier qui donne la primauté à l’élection présidentielle sur les élections législatives – du moins jusqu’en juin dernier…– l’avènement d’un jeune homme estimant que tout ce qui avait précédé pouvait se réduire à une formule péjorative, «le monde d’avant», tout a permis l’éviction des pratiques traditionnelles. Le poste de Premier ministre existe encore, mais la réalité de son pouvoir est désormais entre les mains du chef de l’État.
«Le Moloch a tout avalé, note en souriant Lucien Jaume. Quand Gabriel Attal a été désigné, certains ont voulu y voir un écho de la nomination de Laurent Fabius par François Mitterrand. Mais cela n’avait rien à voir: le jeune Fabius disposait d’une autonomie véritable, rendue célèbre par la formule »Lui c’est lui, moi c’est moi », à traduction institutionnelle.»
Il est piquant d’entendre ceux qui réclament de tenir compte de la réalité dans le domaine économique faire preuve de si peu de réalisme dans le domaine politique, en prétendant que l’affaiblissement de l’État va renforcer la nation, alors même qu’en France c’est l’État qui a fait la nation.
«De Gaulle voulait une administration rigoureuse, rappelle Lucien Jaume. Le 17 novembre 1959, il s’est rendu devant les élèves l’ENA – il est, à ce jour, le seul Président à l’avoir fait – et il a déclaré que cette école devait promouvoir, je cite, »une action forte et continue, par-dessus les intérêts et les préjugés ». Or, que voyons-nous depuis au moins 17 ans ? D’une part, les énarques passent par l’administration pour monnayer leurs compétences dans les entreprises, d’autre part, les cabinets privés de consultants remplacent les hauts fonctionnaires pour guider les politiques publiques. Le chef de l’État vient de supprimer l’ENA, de modifier le recrutement de nos diplomates en permettant que n’importe quel jouvenceau ayant fait trois ans d’études puisse devenir le représentant du pays à l’étranger… Nous marchons à la renverse !»
Il s’agit là de la source à la fois la plus profonde et la plus puissante de ce que l’on nomme le malaise français. La culture politique de nos concitoyens, répétons-le, n’a rien à voir avec celle des Allemands, des Italiens, des Britanniques. Il est possible de rapprocher les pratiques de consommation, d’encourager même le rapprochement des représentations, mais forcer la confusion des imaginaires est une entreprise dangereuse, car elle provoque des mouvements de réaction d’une violence comparable à celle qui est ressentie face aux changements que l’on veut imposer.
La chute du gouvernement de Michel Barnier n’y changera rien. Que peut faire Emmanuel Macron ? Restaurer l’État, donc les corps intermédiaires. Et pour cela, désigner une personnalité capable d’obtenir la confiance des députés, dont on doit rappeler qu’ils sont les représentants de la nation. Mais la découverte d’un trèfle à quatre feuilles peut prendre du temps. Or, précisément, l’urgence commande: la situation des comptes de la nation n’autorise pas la procrastination. Voilà pourquoi nombre de commentateurs, et bien entendu d’acteurs politiques inspirés par des intérêts tactiques, estiment que le Président devra tôt ou tard démissionner. Ce serait là jouer l’avenir à quitte ou double. Et négliger la prophétie de Mallarmé: «Un coup de dés jamais n’abolira le hasard».
La France, au risque du blocage
9 décembre 2024
Jeudi 6 décembre, le chef de l’Etat s’est exprimé. Justifiant pour la première fois son choix de dissoudre l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron, reportant la responsabilité du blocage institutionnel sur les députés, a semblé faire comme si les élus ne représentaient qu’eux-mêmes, alors qu’ils ont été mandatés par nos concitoyens. Jeu dangereux qui consiste à dénigrer l’adversaire; jeu périlleux quand l’impopularité vous frappe; enfin, jeu sans issue. A moins que… Loris Chavanette explore les pistes par lesquelles pourrait passer le Président pour sortir de l’ornière.
«Depuis 1962 et l’instauration de l’élection du président de la République au suffrage universel, on peut dire que nos institutions sont déséquilibrées, déclare-t-il. Un fil rouge court depuis la censure votée en 1962 contre le gouvernement dirigé par Georges Pompidou jusqu’à celle de la semaine dernière. Les députés contestent le pouvoir excessif du Président, tandis que celui-ci veut empêcher l’impuissance et l’instabilité du gouvernement d’assemblée. La question que je pose, à propos de la situation actuelle, est la suivante: qui a rompu l’équilibre ? Il faut s’interroger sur l’esprit de notre république.»
Beaucoup considèrent que la censure du gouvernement dirigé par Michel Barnier marque l’échec du parlementarisme. Loris Chavanette estime au contraire qu’elle reflète sa résurgence:
«Nous voyons aujourd’hui les députés renouer avec leurs habitudes anciennes, celles qui régissaient la Troisième et la Quatrième République. Aussi bien les débats de fond, portant sur la façon de conduire ou pas des réformes, que des turpitudes tactiques et des divisions stériles.»
Mais pour l’historien, la responsabilité politique du chef de l’État n’est pas assumée non plus. Le général de Gaulle aurait-il taillé par la Constitution un costume trop grand pour ses successeurs ? En 1969, comme toujours, il n’avait pas hésité à mettre en jeu son mandat, et bien sûr il a démissionné aussitôt le résultat du référendum connu. Depuis, nul président ne s’y est essayé.
«À l’approche des élections législatives de 1978, Valéry Giscard d’Estaing avait annoncé qu’en cas de victoire de la gauche, il se retrancherait au château de Rambouillet et laisserait gouverner la nouvelle majorité, signifiant par là qu’il ne démissionnerait pas, rappelle Loris Chavanette. Lorsqu’il a perdu les élections législatives, en 1986, François Mitterrand aurait dû démissionner. Depuis lors, nous sommes sortis de la logique des institutions. Bien sûr, on pourrait objecter que ces deux présidents n’étaient pas gaullistes et donc pas engagés par la pratique politique du Général. Mais Jacques Chirac, héritier présumé, n’a pas davantage imaginé quitter l’Elysée quand il a dissous l’Assemblée nationale et que sa majorité a perdu les élections législatives, en 1997. Même comportement au lendemain du référendum pour lequel il s’était vélocement engagé: moi, démissionner ? Jamais.»
À la façon d’un Ponce Pilate, Emmanuel Macron paraît se laver les mains de ce qui se trame depuis quelques jours, passant très vite, au cours de son intervention télévisée, sur le poids considérable de son choix de dissoudre l’Assemblée nationale en juin dernier. Ce hiatus explique en grande partie le blocage dans lequel nous nous trouvons.
«Le Président pourrait démissionner, il préfère jouer le garde-fou, remarque Loris Chavanette. Mais il est très affaibli, même dans le domaine des relations internationales: que ce soit face à la guerre en Ukraine et au Proche-Orient, face à la Commission européenne, il paraît débordé. La résurrection de Notre-Dame de Paris ne le ressuscitera pas lui. La meilleure manière d’être le garant des institutions de la Cinquième République, c’est de respecter leur esprit. Pour sortir de l’impasse et rétablir la stabilité politique dont nous avons tant besoin, pour renouer avec la grandeur gaullienne, Emmanuel Macron pourrait non pas démissionner maintenant, mais remettre son mandat en jeu lors d’élections législatives, de nouveau rendues possibles au printemps prochain. Ce serait une manière de sortir par le haut de la crise pour lui et d’entrer dans l’histoire non point comme le président de la dissolution ratée, mais celui de la démission réussie.»
L’urgence commande: la pression financière et la multiplication des guerres n’autorisent pas la procrastination.
«Notre pays traverse une crise très grave depuis plusieurs années, crise systémique et pernicieuse qui, certes, ne ressemble pas à une guerre, mais qui menace la sureté de l’État, la souveraineté nationale, estime enfin Loris Chavanette. Nos concitoyens, comme nos élus, ne semblent pas en avoir pris la mesure, semblables à des enfants gâtés, déresponsabilisés, qui croient que tout est acquis pour toujours: ils ne prendront conscience du péril qu’une fois l’incendie immaîtrisable. Nous n’avons plus d’hommes d’État depuis trop longtemps. Il y a de ces crises souterraines qui sont pareilles à l’iceberg sur lequel s’est fracassée la coque du Titanic: ce n’est pas parce qu’on ne les voit pas venir qu’elles ne sont pas immenses. Mais quelle sera notre liberté de manœuvre, quelle sera la responsabilité de nos politiques si la France est placée sous la responsabilité du FMI ?»
Poser la question, c’est déjà répondre.
L’hiver politique s’annonce rude
23 décembre 2024
Tout se chevauche à la fin. Douze mois, pensez-donc ! Est-ce que cela peut suffire à notre soif ? Une vie d’être humain se trouve traversée de temporalités multiples. Celles que l’on a connues, celles que nous ont raconté les anciens, celle des grimoires enfin, reliques d’autrefois que l’on secoue dans le shaker de notre imaginaire. Alors, oui, le bilan d’une année vacille entre le commun et le singulier, le collectif et le particulier.
Première écoute, ou premier regard ? Il n’est de pire sourd, dit l’adage, que celle ou celui, qui ne veut pas entendre. Ou voir, pour évoquer Péguy, lequel nous recommande l’exigence: «Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit». Or, que voyons-nous ?
Jamais depuis 1933 la démocratie n’a paru si fragile. Peut-être parce qu’elle a renoncé devant l’économie. L’idée suivant laquelle, au-dessus des votes et des lois, domine une science exacte qu’il suffit d’appliquer pour que tourne le monde, cette idée-là se révèle mortifère. En 2009 ou 2010 – il arrive que les souvenirs deviennent flous, Michel Rocard nous avait déclaré qu’il eût fallu traduire Friedrich Hayek et Milton Friedman devant un tribunal international parce que ces théoriciens d’un libéralisme sans limites avaient provoqué le désastre où nous étions déjà plongés. Ce que l’on nomme ultralibéralisme se porte bien, merci. Comme en réponse biaisée, l’idéologie d’extrême droite (nous voulons dire ici le rejet de l’autre, la volonté d’affirmer la supériorité de nous sur eux) menace les régimes qui paraissaient les mieux assurés contre ce genre de folie.
La victoire de Donald Trump en est l’étape essentielle. Réponse biaisée parce que, chacun le sait, de telles aventures n’ont aucune chance de faire vivre la liberté, l’égalité, la fraternité. Mais ceux qui réclament depuis plus de vingt ans qu’on les écoute, et qui ne se reconnaissent pas dans les utopies contemporaines, choisissent, perdu pour perdu, le premier chamboule-tout qu’ils trouvent sous leur main.
Le 2 janvier 2024, nous avions cité quelques pensées que l’historien Pascal Ory venait de publier dans un Tract édité par Gallimard. En voici, choisi parmi d’autres, un extrait:
«L’essentiel de la crise actuelle provient de notre culture autoritaire. Depuis le printemps dernier, le président de la République ne dispose plus d’une majorité au Parlement. Nous pourrions considérer ce blocage comme une chance, une opportunité. Tout au contraire: nous assistons au jeu très français de la confrontation et de la bipolarité – cultivées par les institutions de 1958, aggravées en 1962 – pour ou contre Jupiter. Cette conception du pouvoir, on le sait, prend sa source dans notre vieille tradition monarchique. À l’exception de la Troisième et la Quatrième République – lesquelles ont péri dans la tragédie en 40 et le drame en 1958 – notre pays a privilégié les régimes construits sur un pouvoir personnel. Nous sommes donc prisonniers – des prisonniers satisfaits de l’être – de cette culture politique qui ignore le sens des mots ‘coalition’ et ‘compromis’, si évident dans la totalité des pays voisins.»
La dissolution de l’Assemblée nationale, annoncée le 9 juin, l’absence de majorité qui résulta du vote de nos concitoyens, la censure du gouvernement de Michel Barnier le 4 décembre et la nomination d’un gouvernement Bayrou n’enlèvent rien à la pertinence de ces propos.
Depuis janvier, les guerres se multiplient, la discorde s’installe en Europe et la Chine paraît puissante comme jamais. Nous ne pouvons oublier non plus cet antisémitisme virulent, quotidien, qui menace nos frères juifs et que la guerre au Proche-Orient ne cesse d’alimenter.
Nous nous en voudrions de gâcher la fête. Il est souhaitable de prendre un peu de repos. Mais gardons à l’esprit le mot de la Du Barry, place de la Nation, le 8 décembre 1793: «Encore un instant, Monsieur le bourreau».
Illustration: Madame du Barry emmenée à l’échafaud (gravure de Ch. Pinot et Adèle Laisne, 19e siècle).
(1) À lire: Lucien Jaume, L’éternel défi, l’État et les religions en France, des origines à nos jours, Tallandier, 448 pages, 23,50€.
(2) À lire: Loris Chavanette, La tentation du désespoir, Plon, 256 pages, 20,90€.