Un droit international aidant à construire la paix relève-t-il d’une utopie ? - Forum protestant

Un droit international aidant à construire la paix relève-t-il d’une utopie ?

De la justice naturelle des Anciens à la Déclaration universelle des droits de l’homme et à l’ONU, l’idée de «droit international œuvrant pour la paix» a occupé bien des pensées dont celle de Kant, plus particulièrement examinée ici par Bernard Piettre. Car Kant ne voit de paix universelle qu’entre États républicains, c’est-à-dire un tant soit peu démocrates. Mais que faire lorsque «les efforts de l’ONU en vue de la paix» sont entravés par les États «puissants» et/ou «despotiques» qui dominent lson Conseil de Sécurité ?

Intervention à la Journée du Mouvement du Christianisme social organisée par la Commune théologique du Sud parisien à l’Institut protestant de théologie de Paris le 19 octobre 2024.

 

Existe-t-il un droit international aujourd’hui qui vise à contribuer un tant soit peu à la paix ? La réponse est oui, au sens où il est des règles dictées par l’instance internationale qu’est l’ONU, visant à obliger les États à résoudre leurs conflits par l’obéissance à des règles juridiques communes plutôt que par le recours à la force. Comme on sait, les résolutions de l’ONU sont rarement respectées, ou peu suivies d’effet. Faut-il pour autant abandonner le principe d’une réglementation internationale qui tente d’obliger les États à la paix ? Ce principe relève-t-il de vœux pieux, d’une conviction illusoire que le droit puisse l’emporter sur la force ?

On sait qu’il n’est aucune société qui ne soit régie par des règles communes, au moins coutumières, sinon juridiques. Mais on peut douter qu’il soit possible de soumettre des sociétés diverses (tribus, cités, nations…), dans leurs rapports mutuels, à une règlementation commune, de nature cosmopolitique, comme on peut soumettre les individus d’une société donnée à des règles ou des lois communes propres à cette société.

Chaque société possède des spécificités qui contribuent à sa singularité, occupe un territoire plus ou moins déterminé, affirme son identité d’une manière ou d’une autre – et ce au moyen éventuellement de la force –, dispose d’armes ou d’armées comme pour se protéger d’avance d’ennemis potentiels.

Il se pose ici une question fondamentale: le commandement (tiré du décalogue) «Tu ne tueras point» s’adresserait-il seulement aux individus au sein d’un peuple ou d’une nation, mais jamais à une nation ou à un peuple considéré dans sa totalité ? Dans l’Ancien Testament il est constamment fait état de guerres entre peuples, en particulier entre Israël et des peuples tenus pour idolâtres. L’idée d’obliger les peuples, les nations, les États à ne pas se faire la guerre est donc originale, pour ne pas dire singulière. Certes, l’idéal d’une paix entre les nations est présent dans la Bible (il suffit de penser aux prophéties d’Ésaïe). Il saute aux yeux dans les Évangiles, puisque le Christ n’est pas venu en roi des Juifs pour renverser la domination romaine, il est venu pour annoncer un Royaume de paix.

On peut évidemment s’en tenir à une réception pessimiste de l’Évangile (augustinienne ou pascalienne), selon laquelle la cité terrestre résolument dominée par le péché jusqu’au Jugement dernier ne sera jamais épargnée par l’absurdité de la guerre. Car, comme le dit Pascal: «Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?» (1).

Cependant l’idée même qu’un droit international puisse œuvrer pour la paix n’en est pas moins chrétienne. Elle nous vient en particulier d’auteurs chrétiens modernes, comme l’Abbé de Saint-Pierre ou Kant, dont le Projet de paix perpétuelle a inspiré la création de la Société des Nations au lendemain de la Grande Guerre, puis en partie l’ONU au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Considérons ce projet. Peut-on se contenter de dire qu’il est utopique, procédant d’une vision naïve de l’humanité, fût-elle inspirée par le christianisme ?

 

1. Les précurseurs anciens de l’idée d’un droit international

En disant que la conception d’un droit international qui aide à la paix est venue tardivement à des esprits chrétiens de l’époque des Lumières en Europe, nous laissons croire que l’idée d’un droit international soit récente: elle est déjà ancienne, à vrai dire. Le projet kantien s’inscrit lui-même dans une histoire du droit.

L’idée même que le droit puisse être au-dessus de la force est évidemment ancienne. On connaît la formule de Cicéron: «Cedant arma togae», «Les armes le cèdent à la toge» (la toge du gouvernement civil, voire de l’avocat); la parole peut exercer une autorité plus forte que l’emploi des armes. On peut regarder aussi du côté des sociétés traditionnelles où, comme pour les Anciens et pour nos Modernes, des discussions, des palabres, des pactes peuvent régler des conflits avec des populations voisines et permettent d’éviter l’usage de la force armée. La difficulté que nous rencontrons, aujourd’hui comme dans le passé, ici comme ailleurs, c’est de constater à quel point l’usage factuel de la violence triomphe aisément des règles de la vie commune, non seulement au sein de notre famille, de notre tribu, de notre nation, de la société dans laquelle nous vivons, mais aussi dans nos relations avec l’étranger.

Car il serait erroné de croire qu’on n’ait jamais eu l’idée d’instaurer des règles, ne serait-ce que coutumières, dans les rapports entre tribus ou nations, entre le peuple auquel on appartient et des peuples étrangers, et qu’on se soit toujours contenté de règles régissant les rapports internes à la société, sans se soucier de régenter les rapports avec ceux qui vivent ailleurs ou viennent d’ailleurs. Il suffit de penser aux règles coutumières d’hospitalité à l’égard de l’étranger, répandues dans de nombreuses régions du monde, à commencer par des civilisations méditerranéennes qui nous sont proches. Rappelons que le terme hôte a la même étymologie latine que hostis qui signifie ennemi… Savoir recevoir celui qui est éventuellement un ennemi, c’est neutraliser son hostilité potentielle, le temps de le recevoir.

Les Anciens, dans notre monde occidental, en viennent assez tôt à poser l’existence d’une justice appelée naturelle, et comme telle universelle, distincte d’une justice relevant de conventions variables selon les cités ou les nations. C’est une thèse que soutenaient déjà les sophistes, au 5e siècle av. J.-C. Mais on pouvait accuser les sophistes de défendre plutôt un relativisme – «à chaque cité ses normes et ses conventions» – et il n’est pas assuré qu’ils aient admis pour autant une justice universelle définissable dans l’absolu (on pense ici plus précisément au sophiste Protagoras). Or la thèse de l’existence effective d’une justice universelle, s’adressant à la raison de chacun, qui serait au-dessus de la justice des cités (des États), autrement dit de l’existence d’un droit naturel qui serait supérieur au droit positif, a été développée nettement par les Stoïciens à partir du 4e siècle av. J.-C., à l’époque hellénistique puis sous l’empire romain, c’est-à-dire à une époque gagnée par le cosmopolitisme: il suffit de songer à la fameuse formule de Diogène le cynique: «Je suis citoyen du monde», reprise par l’empereur romain stoïcien, Marc Aurèle. Certes l’invocation d’une justice commune à tous les hommes n’empêche pas la guerre. Marc Aurèle lui-même a dû faire la guerre contre les barbares qui menaçaient l’ordre de l’empire à ses frontières. Mais au moins le barbare, mot qui signifie l’étranger, sans connotation péjorative, est tenu pour un homme au même titre qu’un Grec ou un Romain, aux yeux des stoïciens, et il ne mérite pas qu’on le méprise ou l’humilie; Cicéron parle ainsi de devoirs d’humanité à l’égard de l’étranger.

L’existence d’un droit naturel universel n’était pas seulement une thèse de philosophes idéalistes, pourvus de bonnes intentions morales. Elle a pris forme avec ce qu’on a appelé «le droit des gens»  (jus gentium, distinct du jus civile, ou droit civil – gentes signifiant peuples, nations). Dès la République romaine, a été instauré un droit qui régentait les rapports avec les étrangers (perigrini), plus exactement entre hommes libres citoyens de Rome et hommes libres non citoyens de Rome, en particulier pour régler des litiges dans les échanges commerciaux. Sous l’empire romain, on développa l’idée d’un jus inter gentes, c’est-à-dire un droit régulant les rapports entre nations étrangères les unes aux autres (alors que le jus gentium concernait des litiges possibles entre individus romains ou non romains). Mais ces nations, dans leur diversité, avaient un point commun: la soumission de fait à l’ordre de l’empire romain. Un ordre cosmopolitique permettait de songer à l’instauration d’un droit international. Il ne favorisait pas forcément la paix, mais il visait à régenter, à encadrer des rapports de force, pour en limiter éventuellement les abus, avec en toile de fond les préceptes de la sagesse stoïcienne: tout être humain est soumis à une même raison commune, est à même de se conformer à une raison commune qui gouverne le monde.

 

2. Les précurseurs modernes d’un droit international

La thèse de l’existence d’un droit naturel antérieur au droit positif, d’une justice universelle antérieure aux justices variables selon les cités et les peuples, a été largement reprise par les théoriciens modernes du droit et de l’État. Elle est au centre de la réflexion des jurisconsultes des 16e et 17e siècles: Grotius, Puffendorf, Hobbes, Locke, qui ont eux-mêmes influencé, entre autres, Rousseau et Kant au 18e siècle. Les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme lors de la Révolution française avaient intitulé ce texte, en 1789, Déclaration des droits naturels de l’homme et du citoyen. Le mot naturels a disparu ensuite, mais on voit bien que nous pouvons faire remonter l’idée de droits fondamentaux de l’homme aux Anciens, aux Stoïciens en particulier, indépendamment de l’influence effective du christianisme. Quoi qu’il en soit, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 avait une portée universelle. Elle est devenue sous l’égide de l’ONU la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Ce qui laisse entendre que, quelle que soit la variété des coutumes et des lois selon les peuples et les sociétés, il existe une justice universelle au nom de laquelle un individu ou une instance collective quelconque peut, par exemple, contester la légitimité d’une guerre, d’une violence perpétrée par n’importe quel peuple…

Il est clair qu’il ne suffit pas d’invoquer les droits de l’homme pour empêcher une guerre, mais il est permis, quelle que soit la société dont on vient, de s’y référer pour dénoncer une guerre menée au nom d’un nationalisme ou d’un tribalisme étriqués, ou pire, menée au nom de Dieu. Il existe un ordre supérieur à celui d’une tribu, d’une nation, d’un État, c’est-à-dire des normes éthiques, et si possible juridiques, posées comme supérieures à des normes propres à une société déterminée. Des règles internationales doivent l’emporter sur des règles nationales, ou communautaires. Internationalisme et pacifisme vont de pair.
Anciens et Modernes ont bel et bien songé à la formulation d’un droit international, ne serait-ce qu’en vue d’encadrer la guerre, de faire en sorte que les règles de justice universelles ne soient pas transgressées même durant la guerre; mais non en vue de l’empêcher. Par exemple, le juriste hollandais Grotius, au 16e siècle, a remis à l’honneur le droit des gens en rédigeant un Droit de la guerre et de la paix. On peut y lire dans le prologue:

«La guerre elle-même ne doit être entreprise qu’en vue d’obtenir justice, et (…) lorsqu’elle est engagée, elle ne doit être conduite que dans les termes du droit et de la bonne foi» (2).

Les conventions de Genève, imposant aux belligérants des obligations minimales, qui concernent le traitement des prisonniers et celui de la population civile, par exemple, ne sont jamais que le prolongement contemporain «du droit des gens», tel que l’imaginait déjà Grotius (Grotius reprend l’expression romaine jus gentium en lui donnant en réalité le sens de jus inter gentes que nous avons évoqué plus haut).

Or l’originalité ou la nouveauté de Kant, sur lequel nous allons nous pencher à présent, est de proposer d’instaurer un droit international, non pour réglementer la guerre, mais pour imposer la paix.

 

3. Les concepteurs modernes d’un droit international en vue de la paix

Le premier qui rédigea un projet de paix perpétuelle n’est d’ailleurs pas Kant, mais l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743), auteur d’un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, en 1712, au lendemain du traité d’Utrecht qui mettait fin au conflit entre la France et l’Espagne. Dans cet ouvrage, qui l’a rendu célèbre, il s’oppose à l’idée qu’un équilibre entre les grandes puissances puisse être un instrument de paix, comme certains le défendaient à l’époque, puisque cet équilibre suppose justement que des États forts ne cessent de s’armer. «Qui ne voit que dans le système de l’équilibre on ne trouve de sûreté que les armes à la main ?». écrit-il. On aperçoit l’actualité du propos.

Kant a donc repris l’idée de l’abbé de Saint-Pierre, mais en lui donnant beaucoup plus de consistance et philosophique et juridique.

Pour bien comprendre Kant, il faut partir de Hobbes, grand théoricien politique du 17e siècle. Selon Hobbes, qui reprend lui-même un schéma en vogue depuis le 16e siècle, avant que les hommes ne vivent sous des lois communes dans un «état civil», ils vivaient dans un état de nature (on voit que ce schéma sera repris par Rousseau), et cet état de nature était un état de guerre, et plus exactement un état d’insécurité permanente, chacun étant sur ses gardes pour s’emparer de ce qui lui permettait de survivre, pour protéger le territoire qu’il avait pu accaparer, mais aussi pour défendre son honneur (chacun étant soucieux de sa glory). Les hommes sont beaucoup plus dangereux entre eux que ne le sont les animaux entre eux. Mais ils désirent néanmoins à un moment ou à un autre sortir de cet état pour vivre en paix, en sécurité. Comment ? En se mettant d’accord entre eux pour se soumettre ensemble à une autorité qui les empêche de se faire la guerre. La seule façon pour y parvenir, c’est que chacun abandonne les droits et la force dont il dispose à l’état de nature – car Hobbes confond droit et force – pour les remettre à un pouvoir souverain qui disposera alors de toute la force commune, de tous les droits, pour empêcher les individus de se faire la guerre. En pleine révolution anglaise, Hobbes est partisan d’une monarchie absolue, d’un État fort, dont le pouvoir puisse être incontesté.

Mais dans la théorie de Hobbes, les États entre eux restaient dans l’état de nature, et donc dans un état de guerre, et plus exactement dans un état de méfiance perpétuelle, chacun s’armant d’avance pour se protéger d’attaques éventuelles. L’idée de Kant est de mettre les États eux-mêmes sous le régime de règles de droit les empêchant de se faire la guerre, comme un État peut empêcher les individus au sein d’une société de se faire la guerre, par des règles de droit communes. Mais Kant ne propose pas pour autant l’idée d’instaurer un super-État qui obligerait les États singuliers à se soumettre à des règles de droit communes, c’est-à-dire qui disposerait de toute la force nécessaire, et légitimement acquise, pour empêcher les États de se faire la guerre. Qui dit État, dit un peuple particulier. L’humanité ne constitue pas un peuple unique.

Le projet de Kant est alors plutôt d’imaginer une confédération d’États réunis par des accords communs (internationaux) les obligeant à résoudre leurs conflits autrement que par la guerre. Encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une confédération d’États républicains, c’est-à-dire d’États qui prennent en compte la volonté générale (comme dirait Rousseau), la volonté du peuple. Kant distingue en effet des États républicains et des États despotiques.

Un État républicain suppose, selon une idée de Montesquieu qui s’est imposée au siècle des Lumières, une séparation des pouvoirs, et donc l’existence de contre-pouvoirs et une représentation de la volonté du peuple. Un État despotique en revanche suppose la concentration du pouvoir en une seule main. Une démocratie peut être despotique dès lors que les mêmes personnes détiennent à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif… comme dans l’Athènes antique ! Une monarchie peut être républicaine, dès lors que le monarque respecte le pouvoir législatif qui détient sa légitimité de la souveraineté du peuple. «Le mode de gouvernement importe plus au peuple que la forme de l’État», précise Kant (3). (Kant défend donc une conception libérale de l’État classique, avec ce qu’on appelle aujourd’hui une démocratie représentative).

Dans un État républicain, les citoyens ne sont pas enclins à faire la guerre, dit Kant, car ils mesurent le coût et les dégâts qu’elle provoquerait, alors que

«dans une constitution non républicaine la guerre est une affaire dont on décide sans le moindre scrupule, parce que le chef de l’État est non pas membre, mais possesseur de l’État, et que la guerre ne cause pas le moindre dommage à ses festins, chasses, châteaux de plaisance, fêtes de cour, etc.», écrit Kant (4).

Or le républicanisme a de bonnes chances de s’étendre dans le monde entier – selon une conviction bien propre à la philosophie des Lumières. Écoutons Kant:

«Car si la chance fait qu’un peuple puissant et éclairé se constitue en république (laquelle par nature, ne peut qu’avoir une inclination pour la paix perpétuelle), celle-ci formera un centre à partir duquel les autres États pourront s’unir en une fédération afin de s’adjoindre à elle et assurer ainsi l’état de paix en conformité avec l’idée du droit international» (5).

On s’aperçoit en lisant ces lignes combien Kant est représentatif de l’idéal des Lumières: le fanatisme, l’obscurantisme et la violence qu’ils génèrent ne serait jamais que l’effet d’une ignorance des peuples et des individus entretenue par des États despotiques. Le meilleur remède contre le despotisme, facteur de guerre, est le développement généralisé de l’éducation. Ce que nous appelons démocratie, ce que Kant appelait plutôt constitution républicaine, est un facteur de paix. On peut dire en effet que deux démocraties ne font jamais la guerre entre elles. Si une démocratie décide d’une guerre, c’est pour s’opposer à un régime despotique ou totalitaire. Du moins il s’agit d’une conviction libérale. Encore faut-il s’interroger sur des États qui se présentent comme des démocraties. Lorsque les États-Unis, champions pourtant du libéralisme, ont attaqué l’Irak, ils l’ont fait en s’appuyant sur une propagande mensongère («l’Irak possède des armes de destruction massive») qui ont trompé la population; ils ont donc engagé la guerre de manière non démocratique.

C’est bien le comportement despotique des États qui empêche qu’on arrive à la paix en dépit des efforts déployés pour instaurer des règles internationales un tant soit peu contraignantes. L’ONU reste dominé par des États puissants qui composent le Conseil de Sécurité: à savoir les États-Unis (et leurs alliés), la Russie ou la Chine, chacun possédant un droit de veto. Cela suffit à entraver les efforts de l’ONU en vue de la paix. Il suffit de penser, entre autres, à l’impunité d’Israël, qui n’a jamais respecté les résolutions de l’ONU, et qui peut compter sur le soutien quasi inconditionnel des États-Unis.

Cela nous ramène à une question philosophique fondamentale: le droit peut-il jamais l’emporter sur la force, s’il est lui-même l’instrument du plus fort ? N’oublions pas que les règles du fonctionnement de l’ONU ont été mises en place par les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. De même au tribunal de Nuremberg, la notion nouvelle de crimes contre l’humanité a été imposée précisément par ces vainqueurs, les États-Unis en tête, pourtant eux-mêmes coupables de crimes de guerre, quand ils éradiquèrent les populations civiles d’Hiroshima et de Nagasaki de la manière que l’on sait…

Alors, doit-on se résigner à penser que le projet de paix perpétuelle de Kant relève bien d’une douce utopie ?

 

Conclusion

Mais ne confondons pas utopie et idéal. On désigne par utopie un monde merveilleux qui ne pourra jamais se réaliser, dans aucun lieu et dans aucun temps, sauf à utiliser la pire violence pour prétendre l’imposer à tout prix (songeons à l’utopie communiste des Khmers Rouges). Non, le projet de Kant propose un idéal vers lequel on doit tendre, tel un point de mire qu’on ne doit cesser d’avoir à l’esprit, en s’efforçant de l’atteindre, en recourant à tous les moyens psychologiques et juridiques possibles qui relèvent de l’usage de notre raison.

Kant ne récuse pas l’idée que les hommes sont enclins à se faire la guerre, et ne part pas d’une vision lénifiante de l’humanité. En chrétien, en luthérien et même en piétiste, Kant est convaincu de l’inclination de l’homme au mal. Mais précisément, selon Kant, Dieu a accordé à l’homme la liberté, celle de faire le mal – ce que symbolise le début de la Genèse – mais celle aussi de surmonter le mal, et d’empêcher que le mal l’emporte sur le bien – ce que symbolisent les avertissements de Dieu à Caïn.

En termes philosophiques, en termes kantiens en tout cas, cela signifie qu’on ne peut penser la vie humaine en société et entre sociétés diverses qu’en termes d’antagonisme:

«Le moyen dont se sert la nature pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, pour autant que celui-ci se révèle être cependant, en fin de compte, la cause d’un ordre légal de la société», dit Kant (6).

La nature ici est synonyme de création, et les dispositions de la nature signifient les potentialités de la création, en particulier de cette créature qu’est l’homme. L’homme est appelé à se dépasser, disons à progresser, à partir même de son caractère insociable, de ce qui l’incite naturellement à s’opposer à autrui, à partir de ce que Kant appelle son «insociable sociabilité»: car chaque homme est enclin à la fois à se démarquer, à se distinguer, à se dissocier des autres, d’une part, à s’associer, à s’unir d’autre part. C’est ainsi que tout en s’opposant naturellement à ses congénères, l’homme est poussé à chercher à s’associer à lui et il le fait par le truchement du droit (ou de la coutume), par la mise en place d’un ordre légal, au sein d’une société. De même, ce que suggère Kant, c’est que les sociétés, les États, sont poussés, au regard du coût et matériel et humain des guerres, à s’associer par le truchement d’un ordre légal cette fois international.

Le projet kantien ne se comprend que dans une perspective historique, spécifique à la philosophie des Lumières, celle d’un progrès de la raison, qui s’appuie elle-même sur l’idée de liberté, d’une liberté qui tout à la fois oppose les hommes entre eux et, dans le même temps, les oblige à dépasser leurs oppositions. Si tout homme a des obligations morales, celui de respecter la personne et la dignité de chaque homme, et ce de manière inconditionnelle (tel est le fameux impératif catégorique kantien), la propension à faire passer ses intérêts avant de remplir ses obligations caractérise l’inclination humaine au mal. Le propre d’un ordre légal, aussi imparfait soit-il, consiste à contraindre les individus à respecter un tant soit peu leurs obligations. Comprenons bien la différence entre l’obligation et la contrainte: l’obligation est intérieure (on se l’impose à soi-même, qu’il s’agisse d’une obligation morale, sociale, ou professionnelle), alors que la contrainte m’est imposée par un pouvoir extérieur, par exemple de l’État. Or, de quelle force dispose une confédération d’États républicains, ou une organisation internationale telle que l’ONU, pour contraindre les États à résoudre pacifiquement leurs différends, alors même qu’un État dispose des moyens de contraindre les individus à respecter la loi ? Aucune réellement. Fort de ce constat, on peut objecter que l’idéal d’instaurer un droit international susceptible d’empêcher des peuples de se faire la guerre est irréalisable.

Dans ce cas, doit-on renoncer à instaurer un droit international œuvrant pour la paix ? Doit-on avancer que toute juridiction internationale est totalement inutile ? Peut-on alléguer que cela ne sert à rien que la CPI ait porté contre les dirigeants d’Israël et du Hamas une accusation de crimes de guerre et de crime contre l’humanité, par exemple ? Il me semble qu’en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas abandonner la lutte, quelle qu’elle soit, en faveur d’un renforcement du droit contre la force. Mieux, on ne peut arguer que le droit international ne soit jamais que l’instrument des plus puissants dans l’ordre international. Pour s’en tenir à la dernière décision de la CPI que nous invoquions, elle n’avait pas le soutien du plus puissant des États dans le monde, les États-Unis.

Je conclurai par un mot de Kant lui-même:

«Étant donné la méchanceté de la nature humaine, qui se manifeste sans fard dans les relations anarchiques régnant entre les peuples (alors que dans la société civile régie par des lois, elle est très voilée par la contrainte qu’exerce le gouvernement), il ne laisse pas d’être étonnant que le mot Droit n’ait pu encore être tout à fait banni de la politique guerrière, et qu’aucun État n’ait encore eu l’audace de se déclarer publiquement en faveur d’une telle opinion» (7).

 

Le 1er novembre 2024.

 

Illustration: réunion du Conseil de sécurité de l’ONU sur la situation au Moyen-Orient le 30 octobre 2024.

(1) Pascal, Pensées, §294, éd. Brunschvicg.

(2) Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, 1625, traduit par Paul Pradier-Fodéré, PUF, 1999, p. 17.

(3) Pour la paix perpétuelle, Hachette (Livre de poche), p.57, traduit par Joël Lefebvre.

(4) Ibid., p. 56.

(5) Ibid., p. 61.

(6) Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 4e proposition, traduit par J. Lafitte.

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