Les prémices d’une pensée totalitaire ?
Mensonge et déni de réalité s’affichent de tous les côtés de «la désastreuse et délabrée scène politique» après les législatives sans vainqueur de juin-juillet dernier. Pour Jean-Paul Sanfourche, ce mode de pensée qui dissocie vérité et politique «se distille à nos dépens comme le fonctionnement intime, voilé, d’une pensée totalitaire naissante». Ce qu’avait très bien analysé Alexandre Koyré en 1943 dans ses Réflexions sur le mensonge.
Je viens de relire tout à fait par hasard le beau texte d’Alexandre Koyré intitulé Réflexions sur le mensonge (1). Et c’est au filtre de ces réflexions que j’aimerais examiner la désastreuse et délabrée scène politique qui nous inflige un lamentable spectacle et nous condamne à une insupportable et passive attente. D’autant plus insupportable et inquiétante que se distille à nos dépens comme le fonctionnement intime, voilé, d’une pensée totalitaire naissante. Comme les premiers soubresauts tectoniques annonçant un ébranlement de notre démocratie. Une rhétorique discrète mais tenacement filée qui s’adresse à notre insu aux passions tristes et se substitue «à la démonstration qui s’adresse à l’intelligence».
Petits arrangements avec le réel: les «élections volées»
Koyré montre que les «philosophies officielles des régimes totalitaires» ont pour but de modifier le réel, «à le transformer en nous guidant vers ce qui n’est pas». Il est vrai que l’évolution de notre pensée post-moderne, à laquelle appartient le déconstructionnisme, nous habitue à un fréquent révisionnisme du passé comme du présent. La vérité objective est trop souvent contredite par des thèses conformes à l’idéologie ou aux desseins et aux intérêts inavoués de ceux qui les énoncent et les imposent. On se souvient des cris de joie à la Rotonde Stalingrad des militants LFI et de la déclaration de Jean-Luc Mélenchon une fois connus les résultats du second tour des élections législatives: «On a gagné, c’est historique !». Et Mathilde Panot (8 juillet 2024) de soutenir que son chef et mentor «n’est absolument pas disqualifié» pour Matignon. Petits arrangements avec le réel – peut-être était-ce de bonne guerre – mais audace déplacée en totale contradiction avec les chiffres, puisque le Nouveau Front Populaire ne comptabilise qu’à peine plus du quart des voix (26% des votes exprimés). De bonne guerre ou pas, c’est un mensonge. La vérité officielle des chiffres n’autorisait pas de laisser penser même à ceux qui voulaient sincèrement y croire que la gauche avait gagné les législatives ! Dans la tourmente d’une crise inédite, cette victoire – la gauche est bien loin de la majorité absolue – et celle de Mélenchon sont pourtant clamées et imposées médiatiquement. C’est dans le trajet de cette logique que le jeudi 5 septembre, peu après la nomination du premier ministre, Jean-Luc Mélenchon déclare que «l’élection a été volée au peuple français», le Président refusant, selon lui, de «respecter la volonté populaire et le choix issu des urnes». Il y voit «un signe de déconnexion avec la volonté populaire» (Jean-Luc Mélenchon, Le Blog). Olivier Faure, secrétaire général du PS, soumis, contribue à cette désinformation en dénonçant «un déni démocratique porté à son apogée». Même son de cloche à l’autre extrême. Les électeurs du RN (9e circonscription des Yvelines) dénoncent, strictement dans les mêmes termes (Le Point.fr du 11 juillet) «un déni de démocratie» voire «une magouille», s’estimant «dépossédés» de leurs votes. Le RN, à l’issue du second tour, a lui aussi estimé qu’on lui avait «volé l’élection». Estimé et, lui aussi, laissé croire. Effaçant l’analyse du réel au profit d’un discours de propagande, se posant tous en victimes, alors qu’en vérité le vote des français les prive tout bonnement de majorité.
«La vérité de fait (…) exige péremptoirement d’être reconnue » (2)
Nos institutions sont pourtant formelles et tenaces. Pourquoi les ignorer ? Pourquoi faire oublier aux électeurs que le scrutin majoritaire à deux tours permet de nouvelles alliances (3), y compris contre nature ? Pourquoi est-il nécessaire de parler de «magouilles», voire de complot, au lieu de rappeler les règles du jeu qu’aucun politique n’ignore ? Pourquoi soutenir ou laisser fortement penser qu’un parti peut désigner, voire imposer, un premier ministre alors que nul n’est sensé méconnaître l’article 8, premier alinéa, de la Constitution de 1958 qui donne au Président la prérogative de mettre fin à ses fonctions ou de le nommer. Certes, «la Constitution ne précise à aucun moment que le Président de la République n’est tenu de nommer un premier ministre issu du parti ou groupe politique sorti majoritaire à l’issue des élections législatives», précise la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina, rappelant cependant qu’«il y a une logique politique qui prévaut» (4). Le Président – qui est bien loin d’être exempt de critiques dans cette grave crise dont il est le seul responsable – a respecté, malgré ses atermoiements, cette «logique politique» en proposant le nom du socialiste Bernard Cazeneuve, prêt à assumer de lourdes responsabilités, malgré le deuil récent de son épouse. Or, publiquement, la gauche persiste à s’estimer victime d’une injustice en n’ayant pas eu accès à Matignon alors qu’elle en est la première et l’unique responsable en s’étant opposée à la nomination d’un des leurs ! Pourquoi donc cultiver sciemment la confusion, le doute, entretenir ici ou là, à bas bruit, cette petite musique de fond de l’élection (ou de la nomination) volée ? Pourquoi ceux qui savent le vrai distillent-ils le faux, en travestissant la réalité ? En s’inspirant de Platon (La République. Danger de la Démocratie) on pourrait poser la question: Pourquoi en viennent-ils «à la fin à ne plus s’inquiéter des lois écrites ou non écrites» sinon pour «n’avoir absolument aucun maître» ?
Bien sûr les lecteurs de ces lignes s’étonneront de la naïveté de la question. Après tout, mensonge («aussi vieux que le monde» (5)) et politique ont toujours fait bon ménage. Une relecture de Vérité et politique, conforte cette évidence. Cependant, même relative, la vérité de fait doit être distinguée de l’opinion. Et même si l’énoncé des faits – ceux que nous avons précédemment rappelés – dépendent aussi parfois de l’interprétation, «la liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat» (6). La lecture de Koyré est d’une troublante actualité, lorsqu’il décrit le «mensonge politique moderne», celui qui, poussé à l’extrême, devient «une arme».
Une conception de l’homme
Madame Marine Tondelier pose à son insu la bonne question, lorsqu’elle s’insurge: «De qui se moque-t-on ?». Bien sûr, nous n’apportons pas ici la réponse qui semble être attendue. Cette transformation des faits qui trompe et fausse délibérément le jugement rationnel ne vise qu’à construire des opinions erronées à propos de «ce qui n’est pas» (7). Koyré s’interroge sur «la qualité intellectuelle du mensonge». «Elle a évolué en sens inverse de son volume», analyse-t-il. Ne pouvons-nous malheureusement pas faire le même constat, lorsque les faits sont tordus par certains de nos politiques extrémistes au point de nier l’évidence, au mépris de toute «vérité rationnelle» ? Oui, de qui se moque-ton ? Ou plus exactement: qui méprise-t-on en tournant radicalement le dos à l’évidente vérité objective ? Pour qui prend-on ceux à qui s’adressent ces mystifications ?
«On ne ment pas en l’air», dit Alexandre Koyré, qui étudie brièvement ce qu’il appelle l’«anthropologie totalitaire», c’est-à-dire une conception de l’homme. Et on ment toujours aux autres parce que l’on estime qu’ils seront dupés, en sous estimant leurs facultés de penser, en niant leur esprit critique, bref en leur déniant toute intelligence.
«Elle [la masse] croit tout ce qu’on lui dit. Pourvu qu’on le dise avec assez d’insistance. Pourvu aussi que l’on flatte ses passions, ses haines, ses frayeurs. Il est donc inutile de chercher à rester en deçà des limites de la vraisemblance : au contraire, plus on ment grossièrement, massivement et crûment, mieux sera-t-on cru et suivi» (8).
En outre, on aurait pu déceler dans les discours politiques récents de tous les bords de discrets accents maurassiens de bien mauvais aloi (9)…
Peut-être est-il «de la nature du domaine politique de nier ou de pervertir toute espèce de vérité» ? C’est Hannah Arendt qui nous permet de poser la question. Paul Ricœur nous a cependant souvent invités à méditer sur le dire vrai et sur le jugement du juste en politique. Constater les faits bruts n’est pas à proprement politique, mais plutôt apolitique. C’est au politique de leur donner un sens. Au vu des résultats des élections, on ne peut qu’en tirer une conclusion que Guillaume Durand exprime parfaitement dans son dernier ouvrage (Bande à part): «Nous vivons des temps minoritaires qui n’acceptent plus les majorités». On l’a bien compris: il ne s’agit pas de s’inscrire dans un cadre moral ou éthique, philosophique ou religieux. Vérité et politique sont, en certaines circonstances, incompatibles. Mais il faut s’en convaincre: la seule condition de possibilité de la pensée et de l’action politiques est l’établissement de la vérité, et non sa présomption ou, pire, sa négation. Le destin du sens donné à un mensonge ou au travestissement de la vérité en politique est l’instabilité, le chaos et la violence. Et la menace jamais écartée du totalitarisme. Certains le savent parfaitement.
(1) Alexandre Koyré, Réflexions sur le mensonge, 1943. Publié dans le premier numéro de Renaissance 1943/1-2 (janvier-juin), revue de l’École libre des hautes études à New York, pp.95-111.
(2) Hannah Arendt, Vérité et politique, in La crise de la culture, Gallimard (Folio essais), 2019, p.307.
(3) Ce que rappelle avec pertinence Pascal Perrineau dans une interview accordée le 11 juillet 2024 sur Le point.fr.
(4) Citée par Alexis Graillot, Législatives : Emmanuel Macron est-il contraint dans son pouvoir de nomination du futur Premier ministre ?, Public Sénat, 9 juillet 2024.
(5) Koyré, Réflexions sur le mensonge.
(6) Arendt,. Vérité et politique, op.cit., p.303.
(7) Comparaison n’est pas raison, mais comment ne pas évoquer la primauté du mensonge qu’un Trump, entre autres, manipule sans limite, lui qui, pendant l’épisode de la prise du Capitole, twitte: «L’Amérique demande la Vérité» ?
(8) Koyré, Réflexions sur le mensonge.
(9) Dire que la représentation du peuple ne correspondrait plus à sa volonté («un signe de déconnexion avec la volonté populaire») ressemble étrangement au raisonnement de Maurras, opposant le «pays réel» ou vrai au «pays légal». La tentation lepéniste d’opposer l’élite au peuple semble parfois partagée. On se souvient que Les Républicains remportant les élections législatives partielles en 2013 s’étaient félicités que le «pays réel» ait «parlé». On se souvient aussi que Benjamin Griveaux, alors porte-parole du gouvernement, avait loué les visites de terrain de certains ministres en déclarant que «c’est le pays légal qui rencontre le pays réel». Il est vrai qu’il attribuait alors la distinction à Marc Bloch ! Et lorsque LFI déposa plus de 19000 amendements contre le projet de loi sur les retraites, Clémentine Autain avait justifié cette abondance en l’assimilant à «une méthode d’interpellation pour faire écho au pays réel». Le président Macron, lui-même, en décembre 2020, faisait référence à l’intellectuel nationaliste. Reconnaissant une «déconnexion» entre le pays et les élites, il avait convoqué, certes en les actualisant, les concepts de «pays légal» et de «pays réel» (Devant les députés LRM, Macron invoque Maurras pour parler du régalien, Le Monde, 12 février 2020). Nul besoin de théoriser cette distinction pour la convoquer. Mais les mots ont un sens et portent la mémoire de leurs contextes idéologiques d’origine et de l’Histoire. Et ce qui peut apparaître innocent, inconscient ou fortuit n’en reste pas moins l’écho menaçant de références liées à l’Action Française nationaliste, d’autant plus dangereuses que l’on a souvent oublié leurs sources et leur portée.