Se faire une opinion ?
«Le Rassemblement National en embuscade, les deux autres blocs souffrant de divisions internes, d’insurmontables divergences»: était-ce là «la clarification attendue» lors de la dissolution ? Si quelque chose est clair, pour Jean-Paul Sanfourche, «c’est le caractère fragile, instable, incertain de notre démocratie qui s’est dangereusement, presque tragiquement, révélé».
Clarifier, telle était la raison affichée de ces législatives. Mais à la clarification attendue, c’est le caractère fragile, instable, incertain de notre démocratie qui s’est dangereusement, presque tragiquement, révélé. De tout système démocratique peut-être. Certes, il était légitime de douter des vertus clarificatrices d’une telle démarche, apparemment irrationnelle, décidée dans une hâte suspecte, dans la foulée immédiate des élections européennes. Mais que s’agissait-il d’élucider ? Que fallait-il de toute urgence rendre plus clair, plus compréhensible ? Quelles ambiguïtés fallait-il lever sans attendre ? Quelle(s) vérité(s) fallait-il enfin dévoiler au grand jour ? Au risque de revisiter l’adage latin: que vérité soit faite, la démocratie dût-elle en périr ?
On pourrait se rassurer au vu des résultats: un sursaut républicain a freiné la déferlante du Rassemblement National. Soyons lucides: ne surestimons pas une défaite en trompe l’œil ! Ce parti d’extrême droite a considérablement renforcé sa présence et son influence à l’Assemblée nationale: 183 sièges (89 en 2022), un record historique ! Dans la perspective de 2027, il est à craindre que le mythe du plafond de verre ne vole définitivement en éclats. La victoire n’est que «différée» a déclaré Jordan Bardella. Autant dire: «Ce n’est qu’un sursis». Aussi, aux manifestations de soulagement de dimanche soir, j’opposerais volontiers cette phrase de l’écrivain Christophe Donner: «On ne sort jamais tout à fait indemne de ce à quoi on a échappé de peu».
Et quelles vérités furent révélées qu’on supposait ignorées à l’issue du premier tour, sinon une photographie électorale de la France, surprenante au premier abord, mais au fond assez prévisible pour les lecteurs de Christophe Guilly (1) qui parle d’«une nouvelle géographie sociale», ou de Jérôme Fourquet ? Sinon, au lendemain du second tour, qui bouscule cette géographie, l’existence de trois blocs connus, aucun d’eux n’ayant, loin de là, la majorité absolue. Le Rassemblement National en embuscade, les deux autres blocs souffrant de divisions internes, d’insurmontables divergences, profondément fragmentés, composés de factions essentiellement préoccupées par l’élection présidentielle. Sous couleur d’«une ère nouvelle» (dixit Gabriel Attal), nous entrons dans le brouillard d’une démocratie parlementaire renforcée. Le futur premier ministre, quel qu’il soit, dépendra plus de l’Assemblée que du Président de la République qui, malgré tout, jouit aujourd’hui d’un espace institutionnel inespéré. Mais à quel prix ?
Sauve qui peut
On ne mesure la vertu clarificatrice d’un acte, d’une parole, d’une décision qu’à l’aune de la vérité. Dans la vie comme en politique. Aucune clarification n’est possible sur les fondements du mensonge. En dépit des narratifs qui déjà se construisent, en dépit des apparences, le sursaut républicain n’est pas issu d’un élan spontané des consciences, d’une reprise en main collective pour le bien commun, d’une volonté de défendre les valeurs humanistes menacées, mais d’un sauve qui peut parfois déshonorant. À vrai dire, il n’est que le résultat d’une somme d’arrangements électoraux qui trop souvent tiennent plus de la tambouille de politiciens soucieux de leur propre survie que d’une prise de conscience de l’état de la France dont ils sont en partie responsables. Petits arrangements qui tous reposent sur le mensonge nourri des non-dits, des silences coupables, des incompatibilités idéologiques frauduleusement surmontées le temps d’un scrutin. Les vérités relativisées sont aussi des mensonges, que semblerait légitimer l’urgence de faire barrage. Mensonge que de ne pas avoir l’humilité de ne pas lire dans cette participation exceptionnelle aux scrutins la clameur d’une protestation de ceux qui se sentent oubliés, ignorés. «L’isoloir, dit Pascal Perrinau, devient le lieu d’un cri, le cri du peuple…» (2). Ce cri que n’entend plus la gauche, artificiellement unie sous la bannière mythique et usurpée du Front Populaire de 1936.
«Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre.» (Hannah Arendt, (3))
Clientélisme de masse contre union artificielle
Sans projet politique, le Rassemblement National a su tendre l’oreille, faire semblant de comprendre, simulant la compassion, construisant un discours populiste en instrumentalisant ces craintes, ces difficultés réelles, ce sentiment d’être abandonnés, et en les essentialisant au profit d’un projet de démocratie illibérale, ou plus exactement de démocratie défectueuse. Cela s’appelle un clientélisme de masse s’adressant à une population délaissée par la gauche, ignorée ou incomprise des élites au pouvoir. Mensonge d’une gauche décrédibilisée, dévaluée, divisée par le scrutin européen, étouffant la belle campagne de Glucksman, associée désormais dans la plupart des esprits, à une gauche radicale sous influence, sourde au cri du peuple dont elle s’est détournée, lui préférant des causes autrement plus fécondes, électoralement plus prometteuses: celles des Palestiniens, celles de l’antisionisme qui n’est qu’un antisémitisme assumé. Mensonge d’une union artificielle hâtivement constituée, gommant dans l’urgence, comme on cache la poussière sous le tapis, ces désaccords essentiels qui cependant demeurent. Mensonges par omission. Cette gauche dont le gourou – qui désormais l’encombre, mais qui fut tout de même bien utile – tel un diable à ressort sortant de sa boîte à peine les estimations du second tour connues, revendique une victoire qui n’existe pas, et s’engage à prendre des mesures par décrets, alors qu’elles relèvent du législatif. Confusion sciemment mensongère du règlement et de la loi par celui qui se dit «la solution» mais veut selon sa stratégie, demeurer «le problème». Arrogance de celui qui veut à tout prix dominer tout en jouant la défaite.
«…Rien n’est plus grave que la confusion entre pouvoir et domination», rappelle Paul Ricœur (4).
Et nous ne parlerons pas des promesses inconsidérées, que tout le monde sait inapplicables, qui aggraveraient nos dépenses publiques, alors qu’une crise de la dette nous menace, et que le déficit de la France est estimé à 5,5% du PIB ! Si cette crise se confirmait, ce serait alors toute la zone euro qui serait touchée. Quelles humiliations à venir pour notre pays ! Sur tout cela, le silence, voire le déni, qui équivaut au mensonge, est sidérant. Mais se fait-on élire avec du sang et des larmes ? Se fait-on élire en disant la vérité ? On pense avec tristesse à l’aphorisme de René Char (Feuillets d’Hypnos):
«Notre héritage n’est précédé par aucun testament».
«Nul, autant que je sache, n’a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques», écrit Hannah Arendt en introduction du chapitre VII (Vérité et politique) de La crise de la culture.
«Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez.» (5)
Illustration: discours de Jean-Luc Mélenchon le soir du second tour des législatives, quelques minutes après 20 heures.
(1) Les Dépossédés, Flammarion, 2022.
(3) Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972.
(4) Soi-même comme un autre, Le soi et la sagesse pratique, Seuil, mars 1990.
(5) Entretien avec Hannah Arendt, Un certain regard (1973), La Tribune diplomatique internationale, 6 septembre 2021.