Le bouillon des fous
«Il y a des rendez-vous avec l’Histoire – avec sa grande hache – qui ressemblent à s’y méprendre à un embarquement dans une nef de fous.» Nef si bien décrite par Sebastien Brant et peinte par Jérôme Bosch, où tout le monde pourrait retrouver son équivalent, des «militants vociférants» au «philosophe égaré», des «pêcheurs à la parole double» à «l’homme écœuré» qui fait «comme s’il y avait encore une solution», puisque, selon l’Éloge de la folie d’Érasme, «c’est toujours ce qu’il y a de plus inepte qui rencontre le plus d’admirateurs».
Voir le fragment complet conservé au Louvre (volet gauche du tryptique du Pèlerinage de la vie, vers 1494-1510).
«Quelle agitation et quelles variétés de fous !»
Devant le désolant spectacle qui se déroule sous nos yeux au lendemain de ce premier tour des législatives, l’exclamation d’Érasme claque dans nos mémoires et n’a rien perdu de sa pertinence. D’ailleurs, ce serait un nouvel éloge de la folie qu’il faudrait rédiger aujourd’hui, ou un poème moderne, Bible en mains, à la manière de Sébastien Brant (Bâle, 1494). Il y a des rendez-vous avec l’Histoire – avec sa grande hache – qui ressemblent à s’y méprendre à un embarquement dans une nef de fous. Les débats télévisés de dimanche soir et les manifestations diverses qui s’ensuivirent avaient comme un goût de fête des fous du bas Moyen-Âge. Et un caricaturiste aurait pu, dans la presse du lundi matin, sans participer évidemment des mêmes réprobations, se faire nouveau «faiseur de diables» et transposer l’allégorie de Jérôme Bosch (face intérieure du volet gauche), en allégorie politique. En conservant bien sûr le symbolique frêle esquif, privé de voile et de gouvernail, bref à la dérive.
Qui aurait-il bien pu figurer sous le voile de la clarisse joueuse de luth ? Il a l’embarras du choix ! D’ailleurs, il pourrait fort bien substituer à ce voile un foulard traditionnel du Moyen-Orient qui est très tendance ces temps (troublés)-ci. Qui, sous les traits du franciscain, lui faisant face, et tenant visiblement une harangue exaltée ? La large crêpe ronde suspendue devant leur bouche ressemble à s’y méprendre à un microphone de studio d’antan qu’ils se disputeraient. Quel visage masqué sans corps se cache au sommet dans le feuillage touffu d’une énorme branche qui ante ce qui ressemble à un mât de cocagne ? Il observe de loin, visage immobile aux traits rigides, simiesque, comme un démon ex machina. Quel pays fantasmé, quel chaos ou quelle apocalypse fomente-t-il ? Quels militants sous les faces hilares et vociférantes, et quels slogans hargneux hurlent-ils ? Là encore, notre caricaturiste a un large choix pour remplir ses bulles et l’on comprend ses hésitations entre «Palestine vaincra !», «On est chez nous !», «Fuck Israël !», «La France aux Français !», «Nique les sionistes !», «On est chez les fous !»… Tout devient possible, sans tabous, donc sans complexes ni valeurs sur cet inquiétant bateau sans cap. Ils croiraient et répéteraient n’importe quoi à l’unisson les yeux fermés, en aveugles ! Il est vrai qu’il y a des pêches miraculeuses: une carpe se balance à la branche d’un arbre mort, comme un fruit mûr prêt à tomber de l’arbre, comme une grande et improbable promesse… Et qui pourrait bien vomir de dégoût à la poupe du bateau ivre ? Un dernier sage, un philosophe égaré, un centriste pris de malaise, embarqué malgré lui dans cette nef errante, impuissant devant une telle aventure, anticipant la catastrophe sans pouvoir l’éviter ? Il sait que tous mentent, qu’ils jouent tous un rôle au sein d’un chaos qu’ils entretiennent. Il est certainement le seul à réaliser à peu près ce qu’il se passe. Il a peur. Peut-être pense-t-il à la phrase de Talleyrand: «La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée». Et ses mauvais desseins.
Position faussement surplombante
Mais il ne voit pas tout, loin de là.
En bas, il ne voit pas ceux qui rejoignent le bateau et tentent, sans vergogne, soit d’y monter en s’agrippant à son flanc, pour entrer dans cette histoire de fous, qu’ils confondent avec l’Histoire. Soit juste pour avoir une part en tendant une écuelle, les bras projetés hors de l’eau, ou, peut-être, échapper à la noyade. Quels personnages politiques actuels ces nageurs en eaux troubles illustrent-ils ? Là encore le dessinateur constatera qu’ils sont légion ceux qui se révèlent peu fermes en leur sentiments et n’ayant pas qu’une seule parole ! «Pécheurs à la parole double…»
En haut, le dominant, l’homme écœuré ne voit pas non plus cet étrange personnage, assis sur un fil ou bien sur l’extrémité fragile d’une branche, le pied appuyé sur une fourche de l’arbre mort. Adoptant la pause un peu ridicule du penseur. Seul, apparemment méditatif, dans un équilibre très instable, au bord de la chute, mais dans une position qui se veut encore dominante. Comme s’il assistait, apparemment indifférent mais un peu dépassé et résigné, au chaos qu’il aurait provoqué. Dans cette position faussement surplombante, il semble réfléchir, comme s’il y avait encore une solution, un espoir de s’en sortir. «Faire barrage !», pense-t-il peut-être. Maudit-il celui qui a ouvert toute grandes les vannes de la folie ? On dit que Bosch aurait figuré un bouffon… «Ces fous ont embarqué dans le bateau, mais sans compétences, sans rames et sans boussole, ils voguent vers l’enfer», dit Serge July, commentant ce tableau de Bosch (Libération, 16 janvier 2024), dont les lointains, inhabituellement chez ce peintre, ne sont guère lumineux. Et ils nous y entraînent., sous une bannière flottante où pourrait paradoxalement s’afficher en lettres noires: «Il faut de l’ordre», ce que répète sans cesse Willi dans le roman de Joseph Roth, La Rébellion, dans une société autrichienne moribonde.
Aujourd’hui, en pleine crise de régime, le détournement politique de cette «Satire des noceurs débauchés» est évident. Mais qui «remue le bouillon des fous» (1) ? Relisons et méditons Erasme:
«… C’est toujours ce qu’il y a de plus inepte qui rencontre le plus d’admirateurs. Le pire plaît nécessairement au plus grand nombre, la majorité des hommes étant asservis à la Folie» (2).
Et nul ne fait exception !
(1) «Il remue le bouillon des fous
Qui se tient pour un homme sage
Et se complaît en sa personne.
Fou de lui, l’œil sur son image
Et sans même s’apercevoir
Qu’il voit un fou en son miroir.»
(Sébastien Brant, La nef des fous. Présentation et traduction de Nicole Taube, José Corti, 1997)
(2) Erasme, Éloge de la Folie, Garnier-Flammarion, 1967, p.52.