Pourquoi Lémek exagère
L’actualité nous offre un déchaînement de violence qui n’est hélas pas sans précédent, mais qui est effroyable. À partir de l’évocation d’un personnage de la Genèse, nous ne donnerons aucune clef d’interprétation: il ne sera pas difficile de deviner à quels faits on pense. Il nous reste seulement à espérer que Celui à qui «appartiennent le règne, la puissance et la gloire» arrête la main des nouveaux Lémek dans les moments et les circonstances qu’il jugera opportuns (1).
Quand on est attaqué, l’envie de répliquer est naturelle. Longtemps, nous l’avions sous-estimée, paisiblement installés dans une Europe de l’Ouest presque miraculeusement pacifiée après des combats meurtriers, extrêmes et technologiques qui, aujourd’hui encore, peuvent apparaître comme une répétition générale de la fin du monde. Dans votre moteur de recherche, avec l’onglet «Images», faites une rechercher sur «1943»: vous serez surpris. Puis pas du tout surpris. 1942-1943 ont peut-être été les années les plus désespérantes et les plus démentielles de l’histoire du monde. Or, toute cette violence absolue s’est évanouie en assez peu de temps des lieux où elle avait pris naissance. Et nous étions devenus des Bisounours. Hélas, aujourd’hui, même quand on hait l’industrie de l’armement, on est bien obligé de se dire que sans elle l’Ukraine serait déjà engloutie par la Russie. La guerre est revenue en Europe, et nos illusions ont fondu comme neige sous les bombes.
Bien que touchés par des attentats terroristes sur notre sol depuis quelques années, nous n’avons pas encore trop cette mentalité de représailles, de retaliation, comme on dit en anglais à partir du mot talion (cf. Exode 21,23-25). Et quand nous l’avons (la politique n’étant pas vraiment le lieu où il est facile de tendre l’autre joue), nous avons encore le sens des proportions, de la négociation, voire de l’apaisement. Or, ce sens des proportions vient d’être complètement pulvérisé quelque part dans le monde.
La folie meurtrière qui vient de s’emparer d’un peuple blessé se percevant comme victime perpétuelle a plus qu’outrepassé la retaliation. Or, les origines de cette folie remontent aux premiers chapitres de la Bible. Nous lisons en Genèse 4,23-24:
«Lémek dit à ses femmes:
Ada et Tsilla, écoutez-moi !
Femmes de Lémek, prêtez l’oreille à ma parole !
J’ai tué un homme pour ma blessure
et un enfant pour ma meurtrissure.
Si Caïn doit être vengé sept fois,
Lémek le sera soixante-dix-sept fois !»
Pour commencer, Lémek est un homme qui se vante d’avoir deux femmes: c’est le premier polygame de la Bible. Quel contraste avec Adam qui reconnaît et célèbre en Ève son unique partenaire, précieuse, admirable ! On n’est plus dans l’égalité de nature ni dans l’équité des relations. C’est le monde d’après la Chute, et la brutalité s’instaure peu à peu dans les rapports humains, jusque dans le couple qui, ici, n’est plus un couple puisqu’il y a trois personnes, un mâle dominant et deux femelles soumises par obligation. On sent que, devant Lémek le macho, les épouses n’ont qu’à bien se tenir si elles ne veulent pas encourir les… représailles de leur mari, de leur seigneur. Il veut qu’elles sachent qu’il est capable d’être violent et qu’il se servira de ce pouvoir. On est loin du paradis terrestre et du couple initialement harmonieux. Et tout le reste est dans la même logique : celle du rapport de forces.
Car Lémek est fier d’être un meurtrier comme Caïn son ancêtre. Caïn s’est senti offensé par son frère (en fait, c’est Dieu le responsable…), donc il l’a tué. On en déduit que Lémek est pire que Caïn et qu’il pense qu’être plus violent est une chose dont on doit se vanter. Genèse 4,24 dit explicitement qu’il veut multiplier le péché de Caïn, dans une proportion à la symbolique démesurée: 1 à 77.
Qui pis est, il semble que Lémek s’érige en juge à la place de Dieu, et même au-dessus de Dieu. Là où Dieu aurait fait fondre une septuple vengeance sur l’éventuel meurtrier de Caïn (Genèse 4,15) (2), Lémek dit qu’il exercera soixante-dix-sept fois la vengeance. Non seulement Lémek se vante de ce qu’il peut faire à la place de Dieu («À moi la vengeance et la rétribution», proclamera l’Éternel en Deutéronome 32,35), mais il dit qu’il peut faire plus de dix fois plus que ce que Dieu peut faire !
1 – 77 – 5929… ou 0
Nous ne nous lancerons pas dans le débat entre la dimension nationale, collective, politique de la question de l’autodéfense et de la vengeance (qui, au demeurant, ne sont pas superposables) et la dimension individuelle où ce qui pourrait fonctionner pour le croyant à son niveau personnel ne fonctionnerait pas au niveau collectif. Le problème est compliqué par le fait que, en Romains 12,19, l’apôtre Paul reprend Deutéronome 32,35 où Moïse s’adresse à la nation, pour en faire une application spirituelle au plan individuel (3). Mais, pour en rester à notre point précis, est-il légitime, si on est agressé (et Lémek affirme avoir été agressé, c’est-à-dire victime), de répondre à l’ennemi d’une manière démesurée ?
À cela, il y a deux issues:
Soit l’ennemi a de quoi répliquer, et pourquoi ne le ferait-il pas dans les mêmes proportions de retour, c’est-à-dire 77 x 77 = 5929 fois la mise initiale ?
Soit l’ennemi est plus faible et l’autre issue est son annihilation (étymologiquement: réduction à rien) pure et simple. Cela ressemble à la décision que Dieu prendra en déclenchant le Déluge. Sauf que:
1) Dieu est Saint, Tout-Puissant, Créateur et que nous sommes ses créatures rebelles, déchues et violentes;
2) Dieu promet que de sa part, et quel que soit le degré de violence désormais atteint par les humains, il ne les exterminera plus jusqu’à ce que les temps soient consommés (Genèse 8,21-23). Ce qui veut dire que le Tout-Puissant lui-même retiendra sa puissance.
Jésus contre Lémek
Contrastant avec la vantardise terrifiante de Lémek, Jésus dit à son disciple Pierre qu’il devra pardonner «soixante-dix fois sept fois» (Matthieu 18,22). Il n’est pas douteux que Pierre se souvenait des soixante-dix-sept vengeances de Lémek. Aux yeux de Dieu, pardonner soixante-dix fois sept fois (total: 490 fois) vaut mille fois mieux que tuer ne serait-ce qu’une fois. Sur la croix, Jésus a pris toute notre violence sur lui, au point que même les cruels Lémek de ce monde auront la possibilité de se repentir et de pardonner. C’est dire à quel point l’œuvre du Christ s’offrant en sacrifice suprême pour notre péché inverse radicalement la logique initiale. Seulement, le chemin est encore très long pour que les humains assimilent ce retournement qui est pourtant la seule voie du salut, à tous les sens du terme.
Tout cela donne le vertige. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’humanité terrifiée par elle-même avait instauré des instances et des conventions afin de réguler sa violence potentielle. Ce fut la naissance de l’ONU qui, quoique très imparfaite, très muselée, très paralysée par ses propres acteurs (c’est-à-dire quasiment le monde entier) nous a peut-être quand même évité des catastrophes terribles. Comme le disait Jean Baubérot, une catastrophe qui n’arrive pas ne fait pas la une des journaux. Mais peut-être le service de presse du Royaume des cieux tient-il la chronique des atrocités qui n’ont pas eu lieu, grâce aux hommes de bonne volonté qui, tel ou tel jour, ont eu le sens de la mesure, le sens des proportions, et sans doute aussi le sens de leur propre imperfection, pour se dire que si l’adversaire est féroce et corrompu, il est peut-être aussi notre reflet…
Illustration: Lémek et ses deux femmes (gravure de Jan Sadeler d’après Marten de Vos, Anvers, fin du 16e siècle).
(1) Nous nous inspirons d’un remarquable livre en cours de traduction: Anwarul Azad et Ida Glaser, Genesis 1-11, Langham Global Library, 2022. L’auteur principal étant décédé du Covid en 2020, il n’est pas soupçonnable d’arrière-pensées liées à notre actualité récente. Les interprétations que l’on peut déceler derrière cet article ne sont imputables qu’à son auteur.
(2) Ce qui, d’ailleurs, témoigne de la miséricorde extraordinaire de Dieu envers le premier meurtrier…
(3) A cet égard, nous recommandons le très beau livre de Jacob Neusner, Un rabbin parle avec Jésus, Cerf/ Médiaspaul, 2008. Fondant son dialogue sur le seul Evangile juif, celui de Matthieu, le rabbin manifeste son immense sympathie pour Jésus; mais on voit rapidement que le décalage intervient précisément en ce que Neusner pense peuple d’Israël alors que Jésus pense croyant individuel face à Dieu.