S’associer, dans l’intérêt de tous
«De tous temps, l’État s’est méfié des regroupements non lucratifs»: l’histoire des associations (comme le rappelle Chloé Gaboriaux à Frédérick Casadesus) n’a qu’un peu plus d’un siècle dans notre pays et elles n’ont pu trouver un statut légal en 1901 que lorsque les élus ont fini par être convaincus que les avantages d’une telle liberté étaient plus grands que ses inconvénients. Un combat où la Société de bienfaisance des dames protestantes de Bordeaux a joué un rôle et qui permet aujourd’hui à l’Hermione d’espérer pouvoir reprendre les flots.
Entretien publié sur Le blog de Frédérick Casadesus.
L’Hermione est en cale sèche. Le bel oiseau des mers aux ailes de désir, une réplique du navire de guerre sur lequel, en 1780, La Fayette a traversé l’Atlantique afin de venir en aide aux insurgés d’Amérique, est depuis deux ans rongé par un champignon mortel. Oh, bien sûr, alors que sévit la guerre – en Ukraine, à Gaza – tandis que les tentations totalitaires menacent les démocraties les mieux ancrées, le sort d’un bateau peut paraître dérisoire. Et pourtant, des milliers de gens se mobilisent pour financer son sauvetage: la moitié des 10 millions d’euros nécessaires à l’opération semble avoir été déjà récoltée.
De quelle manière ? Par un appel aux dons que porte l’association Hermione-La Fayette, régie par la loi 1901 et plus particulièrement par l’article 10 de cette même loi, qui lui a permis d’être reconnue d’utilité publique. Cela n’a l’air de rien, mais cette loi résout bien des problèmes, apporte des réponses à des questions fondamentales. Chloé Gaboriaux, maîtresse de Conférences à Sciences-Po Lyon, qui publie L’intérêt général en partage (1), nous en explique l’origine et la fonction politique.
«Il faut d’abord se souvenir que, jusqu’à l’instauration de l’impôt sur le revenu, l’État ne possédait qu’un budget limité, nous déclare notre interlocutrice. Le secours aux plus pauvres ou la mise en chantier de projets culturels ambitieux ne pouvaient voir le jour que par le biais des aides privées. Seulement voilà, de tous temps, l’État s’est méfié des regroupements non lucratifs. Ce réflexe, hérité de la monarchie, conduisait les élites françaises à voir les mouvements de solidarité, les initiatives locales comme une menace pour son autorité, voire comme la résurgence des féodalités. L’influence que pouvait conférer la puissance financière des sociétés philanthropiques étaient redoutée.»
Voilà pourquoi la reconnaissance de la liberté d’association a tant tardé: alors que les lois constitutionnelles de la Troisième République ont été votées en 1875, il fallut patienter 26 ans pour qu’elle advienne.
«Les Républicains eux-mêmes étaient ambivalents, souligne Chloé Gaboriaux. D’un côté, ils avaient souffert mille vexations, mille interdictions que leur avaient infligé les régimes précédents, donc ils estimaient essentiel d’accorder la liberté d’association; mais de l’autre, ils avaient peur que cette autorisation ne servent leurs ennemis. En lisant les archives, on voit que la notion d’utilité publique n’a pas de contenu précis ou, pour mieux dire, que son sens varie suivant les époques et les argumentaires en présence, devant le Conseil d’État, seul habilité à donner l’agrément.»
L’utilité publique peut-elle être sectorielle ?
En 1890, un débat marque une étape, qui se déroule au sein de la célèbre institution. La Société de bienfaisance des dames protestantes de Bordeaux, fondée en 1829 par des protestants, demande sa reconnaissance d’utilité publique, au nom de l’aide qu’elle veut apporter à des personnes très pauvres. Mais elle précise qu’elle ne soutiendra que des protestants. Que faire ? N’est-ce pas la porte ouverte à la division de la République? À ce que nous nommerions aujourd’hui du communautarisme ?
«Les conseillers d’État partisans d’une conception traditionnelle de la République estiment qu’il s’agit d’un scandale absolu, note Chloé Gaboriaux. Pour eux, l’intérêt général commande que l’on aide ceux qui en ont besoin, sans distinction. Mais d’autres pensent que l’utilité publique peut être sectorielle, locale, et qu’il est bien normal que des protestants ayant les moyens de le faire ne secourent que leur coreligionnaires. Ce sont eux qui l’emportent, et le choix du Conseil d’État donnera du grain à moudre aux militants de la cause associative.»
Le vote de la loi de 1901 encouragea encore l’initiative privée. Les protestants comme les juifs ont considéré ces textes avec enthousiasme et s’en sont emparé de façon naturelle, considérant cet outil juridique non seulement comme un progrès, mais encore une garantie de neutralité des soins, puisqu’à cette époque les institutions hospitalières étaient prises en charge par des sœurs, ce qui générait la peur d’un chantage à la conversion. Au fil des années, bravant les condamnations du Vatican, les catholiques ont, à leur tour, utilisé ce texte libéral. Et dans de multiples domaines, le texte de 1901 s’est avéré précieux.
Contrairement aux apparences, nous n’avons pas quitté la cale sèche où repose l’Hermione. Il est évident que les débats de 1890, 1901, 1905, agitent avant tout nos contemporains sur la question religieuse. Il faudrait être de mauvaise foi – ce serait un comble ici – pour ne pas voir que l’islam est aujourd’hui interrogé sur le rapport qu’il entretient avec la République, la question de l’enseignement confessionnel ou bien le secours aux plus pauvres de ces fidèles. Et donc sur l’usage que se représentants font de la loi. Mais dans un tout autre domaine, celui du mécénat, de l’aide à des projets spécifiques dont l’État n’a pas ou plus les moyens d’intervenir, la notion d’utilité publique demeure.
«L’Etat s’intéresse toujours à la façon dont les particuliers gèrent leurs dons, souligne Chloé Gaboriaux. L’orientation de la charité suscite sa vigilance, parce qu’il ne faut pas que les dons soient dirigées vers des causes hostiles à la République. Et bien sûr, il mobilise la solidarité de tous quand l’urgence l’impose. Nous l’avons vu lors de l’incendie de Notre-Dame: Bernard Arnaud et François Pinault ont tout de suite annoncé qu’ils allaient donner de l’argent. Mais en retour, une partie de l’opinion s’est offusquée, considérant que les riches devaient d’abord payer leurs impôts. L’État s’est donc institué comme un acteur central dans ce dispositif, accueillant l’aide privée, mais veillant à sa juste utilisation. Tout secours financier massif devient politique parce qu’il touche l’ensemble du corps social, même s’il est porté par des capitaux privés.»
Dans ce contexte, les protestants se sentent parfaitement à l’aise. Les fondations qu’ils ont fait naître et qu’ils animent illustrent leur ferveur et leur dynamisme. Républicains de cœur, ils inscrivent leur action de manière complémentaire à celle de l’État. Nul doute que ceux d’entre eux qui se passionnent pour la marine à voile apporteront leur contribution au sauvetage de l’Hermione. Une façon d’éviter le naufrage d’une belle aventure.
Illustration: l’Hermione en rade de Brest en 2015 après sa traversée de l’Atlantique (photo Claude Peron, CC BY-SA 4.0 Deed).
(1) L’intérêt général en partage, La reconnaissance d’utilité publique des associations en République (1870-1914), Sciences Po Les Presses, 2023, 385 pages, 27 €.