Ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas
«Le regard total n’existe pas.» Comme le montrent les scènes de la photographe Barbara Probst, «nous ne voyons, à chaque instant, que de petits fragments de la réalité, tandis que notre cerveau ‘bouche les trous’». Pas de regard total pour Jésus non plus qui (dans Jean 9), «en passant, voit cet homme aveugle de naissance» et le sort ainsi de son exclusion.
Texte publié sur Tendances, Espérance.
Les paroles de Jésus, dans l’évangile de Jean, à la fin de l’épisode dit de l’aveugle né ne cessent de me frapper:
«C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles» (Jean 9,39).
Je reconnais là un des thèmes chers à Jean: ce que nous voyons, ce que nous acceptons de voir, ce que nous refusons de voir, dépend de notre attitude à l’égard des autres et de Dieu. En l’occurrence Jésus s’oppose aux notables religieux de l’époque qui étaient persuadés d’avoir le bon regard sur les autres, mais, ajoute Jésus:
«Vous dites nous voyons, de sorte que votre péché demeure» (Jean 9,41).
À propos de l’exposition Corps à corps à Beaubourg
J’ai repensé à ces paroles en visitant l’exposition de photographies, ouverte depuis début septembre, à Beaubourg, et qui propose un parcours à travers différentes représentations du corps humain au fil de l’histoire de la photographie.
Les cartels qui accompagnent les œuvres n’échappent pas à des tics que l’on retrouve dans nombre d’expositions d’art contemporain et qui finissent pas énerver: les œuvres «questionnent», «interrogent» un parti pris existant, «subvertissent» des représentations admises. C’est un peu court comme rhétorique, et, pour le coup, une telle manie tourne au stéréotype que l’on a envie «d’interroger» !
Car les œuvres ne font pas que poser des questions, elles révèlent aussi un regard particulier, qui nous enrichit et nous ouvre au monde de l’artiste. Il est assez facile de faire jouer son esprit de contradiction, il est moins facile de proposer un regard qui, en effet, nous fait voir des êtres, des situations, des états intérieurs, inaperçus.
Très vite, dans l’histoire, par exemple, certains photographes se sont intéressés à des personnes réprouvées, ou simplement peu médiatiques, que le penchant spontané du marché de images laissait de côté. Et, souvent, ces photos sont pleines de chaleur et d’empathie. On sent que les photographes se sont sentis proches de ces sujets qu’ils n’ont pas fait que photographier.
Certaines classes sociales sont plus visibles que d’autres, que l’on préfère ne pas voir, parce que leurs conditions d’existence mêmes constituent un reproche vivant. C’est une manière de comprendre les paroles de Jésus dans l’évangile de Jean: celui qui dit qu’il voit, passe sous silence tous ceux qu’il préfère ne pas voir.
Le travail évocateur de Barbara Probst
Cette exposition, en forme de rétrospective, est l’occasion, pour chacun, de revoir, avec plaisir, des œuvres qu’il connaît et d’en découvrir d’autres qu’il ne connaissait pas.
J’ai, pour ma part, découvert le travail, fort suggestif, de l’artiste Allemande Barbara Probst qui, à partir de l’an 2000 (environ), a commencé à photographier des scènes (souvent construites) en déclenchant simultanément plusieurs appareils photos situés en des points différents, avec des angles de vue différents de sorte que la même scène produit des images apparentées, par certains côtés, mais radicalement différentes, de l’autre.
J’en donne un exemple ci-dessous et je vous encourage à cliquer sur l’image pour la voir en plein écran sur le site de l’artiste elle-même.
Exposure #9: N.Y.C., Grand Central Station, 12.18.01, 1:21 p.m. 2001
Source : site de l’artiste
La scène se situe à la sortie de la Gare Centrale de New York. On reconnaît la même femme sur cinq des six images. Le simple fait qu’elle soit en noir et blanc sur le cliché en haut à droite, change le regard. Et d’un cliché à l’autre, on la voit de plus ou moins près. On la reconnaît plutôt à son imperméable vert quand elle se même à la foule. Et l’interprétation de la foule varie aussi d’un point de vue à l’autre et suivant l’angle retenu. La situation paraît vaguement inquiétante sur certaines vignettes et plus paisible sur d’autres.
Ce que nous montre surtout cette proposition, c’est que le regard total n’existe pas. Et, en fait, elle est bien plus proche du regard ordinaire que ne l’est, en général, une photo unique. Car nous ne voyons, à chaque instant, que de petits fragments de la réalité, tandis que notre cerveau bouche les trous. Nous sautons d’un détail à l’autre, au gré de notre fantaisie et de ce qui nous frappe. Et la représentation mentale de ce à quoi nous assistons doit beaucoup plus à une sorte de fiction cérébrale qu’à une observation précise. C’est ce qui rend, d’ailleurs, une photo parfois si surprenante: nous pensons fixer une scène que nous voyons et, en regardant la photo, nous apercevons tout autre chose.
Donc, en sortant de la gare de New York, à ce moment-là, nous pourrions tout à fait, porter attention à cette femme et nous interroger sur ce à quoi elle pense (car elle a l’air absorbée par quelque pensée mystérieuse), ou bien songer à la foule qui nous entoure, ou encore, comme le personnage qui s’échappe du cliché en bas à droite, simplement vaquer à nos affaires en nous hâtant de rentrer chez nous.
Ces six photos rassemblées en une image nous disent que nous voyons ce qui nous touche et que nous ignorons largement le reste. Ou, comme l’avait écrit le sociologue Max Weber, à propos (pourtant) de l’observation scientifique:
«Une infime partie de la réalité singulière que l’on examine à chaque fois se laisse colorer par notre intérêt» (1).
Qui nous touche ?
Et cela nous renvoie à l’épisode de l’aveugle né qui n’est, précisément pas, une histoire de regard total. Au départ, c’est Jésus qui, «en passant, voit cet homme aveugle de naissance» (Jean 9,1). Du coup, cela entraîne la question des disciples sur l’origine du mal. C’est la thématique qui va orienter toute la lecture de l’épisode: où est le mal ? Puis la guérison crée l’événement et, tout d’un coup, tout le monde voit cet homme et débat à son sujet. Et une fois que les chefs religieux l’ont exclu, Jésus «l’apprenant» (verset 35), part à sa recherche et va le trouver à nouveau.
En effet, plusieurs regards différents se croisent, dans cet épisode. Et ce n’est pas un regard total qui s’opposerait à des regards partiels. Jésus est concerné par la souffrance de cet homme et il l’isole au milieu des autres personnes qui le côtoient, à ce moment-là. La foule, pour sa part, est surtout intéressée par un événement qui fait le buzz. Les chefs religieux sont empêchés de voir ce qui s’est passé, parce qu’ils se sentent menacés par un événement qui remet leur pouvoir en cause. Et, finalement, c’est Jésus qui va, à nouveau chercher cet homme, celui-là en particulier, parce qu’il a été exclu socialement, comme il avait déjà été exclu, auparavant, par son statut de mendiant (verset 8).
Le regard qui importe n’est donc pas celui qui embrasse l’ensemble d’une situation, mais celui qui nous fera voir quelqu’un qui nous touche et qui a quelque chose à nous faire entendre.
Illustration: détail du Sarcophage des deux frères avec la guérison de l’aveugle né (Rome, vers 325-350, Museo Pio Clementino, Rome).
(1) Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, pp.159-160.