La sécurité dangereuse (2)
«Franchir, collectivement, une ligne rouge»: les débats autour de la loi sur la sécurité publique de 2017, accusée d’avoir multiplié les bavures policières, montrent un moment où «l’on désespère, a priori, de la réponse judiciaire» et où «on n’espère une avancée qu’au travers d’un armement croissant des forces de l’ordre». Or «rien de tel ne s’est produit».
Texte publié sur Tendances, Espérance.
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Beaucoup de commentateurs ont souligné, à l’occasion des émeutes de fin juin-début juillet, le rôle joué par la loi du 28 février 2017 «relative à la sécurité publique» (1) et qui a étendu les situations où les forces de police peuvent faire usage de leurs armes. Au nombre des effets de cette loi, il faut relever de nombreuses bavures et plusieurs morts. Mais, plus généralement, on sent qu’il y a là un tournant. Je suis donc retourné au contexte dans lequel cette loi a été proposée, puis votée et aux arguments qui ont été employés pour la défendre.
Une extension des logiques de guerre dans l’approche du maintien de l’ordre
Je cite un extrait qui se trouve au début du rapport, du 1er février 2017, du député Yves Goasdoué (2), au nom de la commission des lois, au moment des navettes entre l’Assemblée Nationale et le Sénat:
«La protection de nos concitoyens exige une sécurisation juridique et institutionnelle des interventions des policiers et gendarmes.
Ces derniers ont été soumis à une pression considérable dans le contexte des attentats perpétrés sur le sol français et des impératifs de l’état d’urgence instauré en novembre 2015. L’effroi provoqué par l’assassinat d’un couple de policiers à leur domicile, à Magnanville, le 14 juin 2016, s’est mué en manifestations de colère à la suite de la tentative d’assassinat de policiers à Viry-Chatillon le 8 octobre dernier. Cette mobilisation a jeté une lumière crue sur le malaise profond de la police, confrontée à des risques accrus depuis plusieurs années».
Le contexte des attentats de 2015 est lourd. Et on se souvient du style de Manuel Valls (qui a lancé le projet de loi, mais qui n’était plus premier ministre au moment où la loi a été adoptée définitivement) fait de fermeté, voire de rigidité, et réputé pour son attitude intransigeante face à la délinquance dans sa banlieue d’Evry.
Ce qui me frappe, pour ma part, est que, dans l’exposé des motifs, on exporte une situation de guerre (les attentats terroristes) dans une question relative à la sécurité ordinaire, comme si, même sur un mode mineur, la vie civile était peu à peu gagnée par des affrontements armés. Or, le maintien de l’ordre repose sur la notion de violence légitime avec une tension entre violence et légitimité. Et, en important une logique de guerre, on fait plus de place à la violence et moins à la légitimité de l’État. C’est comme si tout ce que l’État perdait en légitimité, se trouvait compensé par une violence croissante.
Le rapport glisse sans cesse d’une situation à l’autre, en rapprochant, par exemple, dans la même phrase: des «menaces, physiques et verbales, proférées à l’encontre [des forces de l’ordre] par des délinquants de droit commun ou des personnes radicalisées dans le contexte d’une menace terroriste très élevée» (p.11).
Et, en poursuivant sa logique, il souligne l’armement de ceux qui s’attaquent aux policiers et gendarmes, et relève
«une véritable volonté de blesser gravement, voire de tuer, des représentants des forces de sécurité dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, en employant des armes artisanales particulièrement dangereuses (boules de pétanque avec lames de rasoirs insérées, cocktails Molotov…) et de véritables stratégies d’attaque et de combat lors de manifestations» (p.12).
Le rapport souligne également que la justice se montre particulièrement sévère pour les auteurs de ces gestes et même, d’une «sévérité accrue». Mais malgré les données qui témoignent de cette sévérité, «votre rapporteur constate un malaise profond et préoccupant parmi les policiers et gendarmes. La réponse judiciaire aux attaques dont ils font l’objet, bien que relativement adaptée, ne paraît pas de nature à compenser l’aggravation de la menace qu’ils subissent et l’évolution de sa nature» (p.15). Il faut souligner ce raisonnement: la justice fait son travail, mais la réponse ne peut être que dans un armement plus important des forces de l’ordre. La légitimité perd du terrain et la logique armée en gagne.
On rentre dans la sécurité dangereuse. Je ne sous-estime pas du tout les risques vitaux que courent, sur le terrain, les policiers et gendarmes. Mais le fait que l’on désespère, a priori, de la réponse judiciaire et que l’on n’espère une avancée qu’au travers d’un armement croissant des forces de l’ordre, conduit à franchir, collectivement, une ligne rouge.
Dans une logique de guerre, on cherche la victoire au travers d’un armement croissant. Dans une logique civile, on cherche la sécurité au travers d’une justice qui se positionne comme un tiers entre les parties en conflit. Et si on désespère de la justice, on se prépare à un affrontement arme contre arme.
Et quelle sécurité avons-nous obtenue au bout du compte ?
Pourtant le rapport pointe deux dimensions du malaise des policiers et gendarmes qui orientent dans une direction différente:
- «La fatigue des personnels consécutive à l’alourdissement de leurs missions;
- l’appréhension dans l’usage des armes à feu, amplifiée par l’insuffisance de la formation continue» (p.15)
L’alourdissement de leurs missions est, assurément, au cœur du problème. Il faudrait commencer par là et, en effet, ne pas sous-estimer le besoin en formation et accompagnement.
Mais on a préféré multiplier l’équipement technique des policiers et gendarmes, à coups de flashballs, de caméras de surveillance, de drones, de quads, de grenades de désencerclement, sans parler des armes à feu.
Et quelle sécurité avons-nous obtenue, finalement ? Si on raisonne en terme de guerre, il ne faut jamais oublier que ce que l’on appelle la guerre dissymétrique est toujours possible: celui qui est moins armé peut quand même infliger de lourdes blessures à celui qui est surarmé. À coups d’escarmouches, d’attaques surprises, de meilleure connaissance du terrain, il est possible de pratiquer le harcèlement en évitant la bataille rangée. Et, dans une certaine mesure, c’est ce qui se produit.
Les forces de l’ordre ont-elles moins de blessés ? Les policiers et gendarmes ont-ils surmonté leur malaise ? L’intimidation a-t-elle fonctionné, dissuadant les plus violents de passer à l’acte ? Il me semble que rien de tel ne s’est produit. Depuis la loi de 2017 les affrontements n’ont pas baissé en intensité. Les actes terroristes sont devenus plus rares. Mais la violence ordinaire prospère.
Nous nous sommes embarqués, hélas, dans le chemin de la sécurité dangereuse !
Illustration: le premier ministre Manuel Valls en visite au Forum des associations de Villabé en 2016 (photo Poudou99, CC BY-SA 4.0).
(1) Voir le dossier législatif concernant cette loi sur le site de l’Assemblée nationale.
(2) Télécharger ce rapport.