Technologies: «Rien ne remplace les rapports humains»
Le docteur Joël Petitjean est membre de la Commission d’éthique protestante évangélique (1). Il explique ici pourquoi celle-ci a travaillé à un texte pour inciter les membres des Églises à s’«interroger d’un point de vue éthique sur les technologies en elles-mêmes, notre rapport à elles et notre usage de celles-ci» en choisissant deux angles d’observation: le smartphone et la chirurgie esthétique.
Comment la commission en est-elle venue à publier un texte sur Le chrétien et les technologies ?
Nous voulions depuis plusieurs années écrire sur le transhumanisme qui posait des questions sur la conception de l’être humain, avec des considérations philosophiques et théologiques. Mais nous voulions trouver quelque chose qui parle davantage aux gens et l’idée a été de faire appel à des pratiques dans le quotidien des gens et donc à deux exemples.
Premier exemple: le smartphone, car on voit la place qu’il a pris. Et à travers lui les effets bénéfiques et les effets pervers de la technologie sur l’être humain dans son rapport aux autres.
Deuxième exemple: le rapport au corps avec la chirurgie esthétique et les constatations qu’on a pu faire pendant le Covid et le confinement.
On arrive donc à des choses très pratiques alors qu’on était partis sur des questions théoriques! Tout cela en soulignant les implications théologiques pour montrer ce qu’il y a de discutable, pour que les gens réfléchissent un peu. Rien ne remplace les rapports humains et nous nous appuyons sur le comportement de Jésus qui n’a jamais utilisé d’artéfact, de médias, et toujours préféré le contact direct. L’Église a un rôle à jouer: rappeler l’importance des rapports humains et l’importance de prendre le temps, de savoir s’arrêter.
Sur le smartphone, vous soulignez son ambivalence: d’autant plus «invasif» qu’il est «apprécié»?
Un des aspects positifs est d’avoir accès à toutes les informations (et même à la Bible) tout de suite et tout le temps… c’est grisant! Mais avec un nécessaire regard critique sur l’information: ce que l’on entend peut être tendancieux et mal intentionné.
Les aspects négatifs sont connus. Les gens sont accaparés par leur portable, les couples ne se parlent plus… Cet écran entre nous et les autres est dommageable. Il n’y a pas que l’appel, il y a la notification… Le smartphone interpelle la personne qui est visée mais il n’y a pas qu’elle: cela coupe les conversations, cela perturbe les échanges. Il y a aussi le temps passé dessus par les plus jeunes, le temps de sommeil dont les enfants sont privés. Sans parler de la fracture numérique avec les personnes âgées: dans les Églises aussi (où tout se fait de plus en plus par portable et où on a du mal à faire comprendre aux gens de couper leur téléphone pendant le culte), ceux qui n’ont pas Internet ne peuvent pas lire les messages. Il y a moins de contact direct. C’est pratique pour les parents de mettre les enfants devant un dessin animé, ils sont tranquilles…
Mais il n’est pas question de le diaboliser puisqu’on s’en sert tous les jours. Nous voulons seulement pousser à un usage raisonné et raisonnable des écrans, à se donner des règles de savoir vivre concernant ces outils. Une règle, ce peut être de mettre les portables dans un panier au lieu de les consulter à table.
À propos de la chirurgie, vous avez donc constaté un changement pendant le confinement?
Oui, il y a eu une forte demande de chirurgie esthétique car les gens ont été seuls face à eux-mêmes. D’où un intérêt accru pour sa propre image (avec la focalisation sur les profils Instagram) dans le but de la soigner et de l’améliorer. Mais c’est devenu une industrie qui met en danger les corps en les transformant. De quelque chose qui vous est donné, le corps devient quelque chose qu’on veut fabriquer selon ses critères. Nous n’avons volontairement pas abordé la question du genre car c’est un autre problème… et qui est énorme.
Est-ce que cela ne montre pas une trop grand confiance en les techniques médicales?
Il y a cette confiance aveugle mais on voit poindre de l’autre côté une méfiance vis à vis des médicaments et des médecins avec une vogue pour les médecines alternatives et aussi du complotisme. La méfiance a ses raisons: on a beaucoup médicalisé les choses et préféré les médicaments à l’accompagnement et au support humain. Les médecins ne sont pas blancs comme neige: il est plus facile de faire une ordonnance que de discuter avec quelqu’un. Si je suis déprimé, si je dors mal… on me donne un médicament. On veut de l’immédiateté et des résultats rapides pour passer tout de suite à autre chose.
C’est un texte destiné à qui?
C’est d’abord une parole pour nos Églises, il y a des références que tout le monde ne partage pas. Même si, sur les problèmes dont nous parlons, il n’y a aucune différence entre les chrétiens et les autres. Les membres de notre commission d’éthique essaient de voir les choses de différents côtés: sociologie, théologie, médecine… Chacun apporte sa pierre pour construire des textes qui ne sont ni de la vulgarisation, ni du travail universitaire mais un juste milieu entre les deux: un travail loyal, accessible au plus grand nombre. Il faut maintenir et relancer cette forte culture du débat (plutôt que les joutes et les invectives ) qu’il y a dans le protestantisme. Je constate que même si nous sommes tous issus de mondes différents avec des nuances et de grandes différences, nous arrivons à modifier notre vision en débattant sereinement les uns avec les autres.
Lire ci-dessous: introduction et sommaire du texte de la CEPE (bientôt disponible sur son site)
Le chrétien et les technologies: et alors?
Les technologies font partie de notre vie quotidienne: nous les utilisons tous les jours, sans forcément nous poser de questions à leur sujet. Or, à s’arrêter et à y réfléchir, force est de constater que les technologies actuelles ne sont pas sans soulever des questions éthiques importantes. Ce texte vous propose ainsi de faire une pause pour vous interroger d’un point de vue éthique sur les technologies en elles-mêmes, notre rapport à elles et notre usage de celles-ci. Nous commencerons par esquisser quelques réflexions générales sur le rapport de l’homme aux outils techniques et par dresser un panel des positions de principe existantes face à la technique, avant de faire un zoom représentatif sur deux questions spécifiques : la question du smartphone, comme objet symbolique concentrant les enjeux éthiques du numérique, puis la question du rapport entre la technique et le corps, avec en particulier l’enjeu du transhumanisme.
Réflexions introductives: l’homme face aux outils techniques
C’est une question ancienne: les hommes ont toujours eu un rapport compliqué avec les outils. On peut trop attendre d’un outil, penser qu’il réglera tous nos problèmes, voire l’investir d’une toute puissance quasi divine. On peut utiliser l’outil pour détruire et faire des dégâts. On peut devenir dépendant de l’outil et que celui-ci nous empoisonne la vie au lieu de nous aider. Pour autant, il n’est pas mal en soi d’inventer des outils qui nous simplifient la vie. C’est face à ce sentiment ambigu que nous inspire la technique, fait à la fois d’espérance et de crainte, que nous avons voulu mener cette réflexion en la concrétisant autour de deux grands thèmes qui touchent notre quotidien: l’usage du smartphone (comme objet symbolique qui représente bien des questions que posent la technique), et le rapport entre la technique et le corps (ce que la technique fait au corps).
Notons ici que la Bible est assez sobre sur la question des outils. Elle ne s’intéresse pas beaucoup aux questions technologiques (si on la compare avec des textes de la même époque). Elle est en revanche très critique à l’égard des technologies militaires. Régulièrement, par ses prophètes, Dieu invite son peuple à ne pas mettre sa confiance dans ses chevaux mais en lui seul. Dieu met plus l’accent sur la justice sociale que sur l’efficacité. L’Écriture critique aussi largement le sur-attachement aux biens matériels qui conduit à négliger l’amour du prochain. Cela vaut aussi pour les dérives technologiques.
Avant d’entrer dans le détail du sujet, notons qu’il existe différentes manières de se positionner face à la technique, allant des inconditionnels de la technoscience aux technophobes. Voici une catégorisation qui peut être utile:
Les libéraux pour qui il ne faut pas poser d’interdit moral à priori et laisser faire le marché tant que ça ne nuit ni à l’individu ni à autrui.
Les techno-prophètes qui nourrissent une véritable foi dans le génie humain, qui s’apparente à une nouvelle religion. Ils considèrent que toute avancée scientifique et technologique constitue un progrès pour l’humanité et que tout problème généré par la technique trouvera une solution grâce à la technique, dans un mouvement qui ne saurait connaître de limites. Cette tendance est illustrée par les adeptes les plus extrémistes du transhumanisme.
Les techno-progressistes, plus modérés, concèdent que les progrès techniques peuvent contenir une menace, mais font confiance à l’humanité pour fixer des limites et savoir établir des barrières. Loin des caprices des milliardaires californiens, le techno-progressisme veut réfléchir à un projet de société qui profite à tous et prend ses distances avec le capitalisme débridé et hégémonique tel que peut le représenter Google. Le techno-progressisme veut garantir un accès universel aux technologies modernes tout en tenant compte des risques sanitaires et environnementaux.
Pour la technophilie post-moderne et évolutionniste, l’humanité ne doit plus laisser notre nature au hasard puisque depuis que la médecine et les techno-sciences biomédicales nous donnent les moyens de prendre en charge notre destin pour remodeler la nature humaine, nous sommes concernés par les manières dont nous pourrions nous refaçonner nous-mêmes. Cette tendance doit beaucoup à des auteurs comme Teilhard de Chardin et Jean Rostand.
Les techno-critiques sont représentés par la pensée de Jacques Ellul qui a consacré l’essentiel de ses réflexions à l’impact de la technique sur nos sociétés contemporaines à travers 3 ouvrages: La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977), Le bluff technologique (1988). Pour lui, l’homme est devenu l’instrument de ses instruments. La technique, au début simple prolongement du corps de l’homme, est devenue un instrument de maîtrise sur la nature, sur l’environnement et, enfin, sur l’homme lui-même.
La techno-phobie rejette la technique et l’accuse de tous les maux. Elle tient l’automatisation pour responsable du chômage et dénonce les méfaits de l’informatique. On rapproche parfois la techno-critique de Jacques Ellul de la techno-phobie de Heiddeger. Dans son ouvrage Essais et conférences, Heidegger développe l’idée que la technoscience accentue le projet de maîtrise et de domination de la nature par l’être humain. Elle n’est qu’en apparence au service de l’homme qu’elle asservit autant que la nature.
Et nous chrétiens, comment nous situer? Nous le verrons au fil du propos. Mais remarquons déjà que, si la technique peut amener à la fois du progrès et des inconvénients, elle modifie aussi les rapports des humains entre eux et de l’humain à lui-même, ce qui est un enjeu éthique. Notons aussi que les effets positifs ou négatifs de la technique ne dépendent pas que du bon ou mauvais usage qu’on en fait. Cette affirmation vient contredire ceux disent que la technologie est neutre. Tout progrès technique a un prix à payer: par exemple, nous savons que la révolution industrielle et l’innovation technique ont amené les problèmes sociaux et écologiques que l’on connaît. À cet égard, on peut distinguer 3 impacts de la technique: des effets voulus, des effets non voulus mais prévisibles et des effets imprévisibles. Dernière remarque: il nous faudra être attentif à la finalité de la technique, ou plus exactement aux cas où la technique devient sa propre finalité et n’a donc plus de sens éthique.
Sommaire
I/ Le smartphone : objet symbolique concentrant différents enjeux éthiques
1 Le génie technique de l’être créé par Dieu pour le représenter
Le smartphone comme moyen de communication
L’ambivalence de l’objet : outil apprécié et invasif
De l’importance de la présence corporelle
Les fruits du don de notre attention aux personnes présentes
Le défi du collectif
Smartphone (écrans) et addiction: quel(s) risque(s)?
2 Les outils connectés et leur coût énergétique
II/ Le corps humain à l’ère des biotechniques: bio-conservateurs contre techno-prophètes transhumanistes?
1 Un nouveau rapport au corps
2 Réflexions autour du corps aujourd’hui
Vers un nouveau rapport au corps, non plus reçu, mais construit
Le corps instrumentalisé souffrant et humilié dans sa dignité
Un corps fragile dont il faut prendre soin
3 Les transhumanistes : ces techno-prophètes d’un corps “augmenté”
Qu’est ce que le transhumanisme ?
Le désir de l’avènement de l’Homme Dieu
Le transhumanisme n’est pas une science mais une religion gnostique
4 Bio-conservateurs ou bio-acteurs ? Bio-conservacteurs !
5 Le problème des limites de la médecine : quel espace pour notre responsabilité ?
Le souci pour le corps de notre prochain vulnérable
Ne pas devenir le créateur de l’autre
La question de la justice et de la hiérarchisation des projets de recherche
Le risque d’une humanité à deux vitesses
L’enjeu écologique
Que signifie améliorer? Nous appelons à la prudence
Un regard théologique sur le corps
La vie outillée, rêve ou cauchemar? Conclusion générale
Ne soyons ni effrayés, ni fascinés par la puissance des outils techniques
Levons les yeux, élevons nos cœurs
Ouvrons les yeux, tendons les mains vers le Seigneur et notre prochain
Mettons en pratique le critère de l’amour de Dieu et du prochain
Illustration: au carnaval de Sergines (photo François Goglins, CC BY-SA 4.0).
(1) Cette commission a été créée en 1995 et est commune à l’Union des Églises évangéliques libres (UEEL), à la Fédération baptiste (FEEB) et aux Églises réformées évangéliques (UNEPREF), fédérations qui sont toutes les trois membres à la fois de la FPF et du CNEF.