Les bruits de fond pour tuer le temps
La télé est omniprésente en prison car elle évite «de penser à sa situation» et permet de supporter «l’attente qui est omniprésente» et ce «temps suspendu» qui ne dépend plus de soi. S’en sortir, c’est recommencer à maîtriser le temps.
Texte publié sur le blog de l’Aumônerie protestante des prisons.
Il est 13 h 30, j’entre dans la prison, je passe la douzaine de portes pour enfin atteindre le troisième étage, et je frappe à la porte de Stéphane. J’ouvre, Stéphane est allongé sur son lit, il regarde la télévision.
«Bonjour Stéphane, tu regardes quoi?»
«Je ne sais pas, un film. Je n’écoute pas: c’est juste une présence, ça bouge. Je n’ai rien à faire alors ça m’occupe.»
Les yeux dans le vague, il met une minute ou deux avant d’être vraiment là.
«Si on n’avait pas la télé, ce serait mortel. Je la laisse tourner nuit et jour pour avoir de la compagnie. Je n’arrive pas à m’endormir si elle est éteinte. C’est un bruit de fond.»
C’est vrai que quasiment dans chaque cellule où je passe, que la personne soit présente ou non, la télé est allumée. Régulièrement, lorsque je fais une visite, je dois demander si l’on peut éteindre la télé ou au moins réduire le son afin que l’on puisse parler ensemble sans que le regard et l’attention ne soient happés par ce rectangle lumineux. Pour certains, regarder la télé, c’est vivre par procuration: je suis là physiquement et je vis émotionnellement ce que je ne peux pas vivre réellement. Cela permet également d’éviter de penser à sa situation.
J’ai pu observer que les détenus qui essayent de réfléchir sur leur situation, de remettre leur vie en ordre n’ont pas cette addiction à l’écran. Ils recherchent d’autres manières de vivre leur détention en étant acteurs de leur vie. Hors des murs de la prison, notre société nous donne beaucoup de possibilités afin que nous puissions éviter de nous pencher sur notre vie intérieure. L’opium du peuple n’est peut-être pas là où l’on veut bien nous le faire croire!
Je frappe à la porte d’une autre cellule.
«Bonjour, Jean Claude. comment vas-tu?»
«Ça va.»
«Quoi de neuf depuis la dernière fois que l’on s’est vus?»
«…Bof… Rien, toujours la même routine: se lever, se laver, manger, regarder la télé, attendre le soir.»
«Mais tu pourrais lire, rencontrer d’autres détenus, faire une demande pour travailler, préparer ta sortie…»
«Oh, tu sais… Au début, j’ai lu mais maintenant cela ne m’intéresse plus. Les autres détenus, très peu pour moi. Du travail, il n’y en a presque pas et je ne suis pas prioritaire. Et ma sortie est tellement lointaine que cela ne sert à rien.»
Le temps en prison comme à l’extérieur est vécu différemment suivant le sens que nous voulons donner à notre existence. Subi, le temps devient un boulet à traîner. En prison parce qu’il y en a trop et à l’extérieur parce qu’il n’y en a jamais assez. Maîtrisé, le temps devient un allié, un outil pour construire, pour se construire, pour rechercher l’essentiel. L’environnement carcéral ne pousse pas à l’hyperactivité: le travail, les formations, les activités, le sport, les promenades existent mais en quantité insuffisante pour permettre à chacun de se (re)construire. Et puis il y a l’attente qui est omniprésente dans la vie d’un détenu. En effet, on attend qu’on nous ouvre la porte de la cellule, qu’on nous apporte le repas, le courrier. On attend le jugement, les parloirs, l’avocat, les promenades, la sortie…
Etant dépendant des autres pour tout, l’attente est source de frustrations quotidiennes. Le temps est suspendu non pas à des personnes mais à un système qui a son rythme, ses arcanes et qui ne tient plus compte du temps des hommes. Alors certains détenus se recroquevillent dans une attente interminable, cherchant à oublier le temps, la vie, l’extérieur afin de ne pas trop souffrir de ce temps suspendu.
D’autres réussissent à utiliser ce temps pour faire un retour sur soi, chercher comment s’en sortir par le haut, trouver un nouveau sens dans leur vie.
Illustration: horloge murale (photo JuergenG, CC BY-SA 3.0).