Parole et mensonges en politique (1)
«C’est bien parce que l’usage de la parole est essentiel à la vie politique que le mensonge aussi est prégnant dans la vie de la cité»: la parole, propre à l’être humain, implique la politique (discussion en commun de ce qu’il faudrait faire) et la politique implique la violence, qui est dite «légitime» quand elle est exercée par un pouvoir auquel on reconnait ce droit. Cette légitimité politique dépendant à la fois de «l’ancienneté des institutions», leur «légalité» et du «charisme» des dirigeants, «c’est ici que le mensonge aussi peut se glisser». Mais y a-t-il une fatalité à cela?
Intervention prononcée lors de la journée du Christianisme social Refonder la parole politique du 23 octobre 2021.
Il est bon de rappeler que la parole est essentielle à la vie politique. Gouverner ou participer à la vie politique c’est certes agir, mais cette action est précédée, accompagnée ou suivie de paroles ou de discours, qu’il s’agisse des paroles échangées dans une assemblée de citoyens ou bien dans la communauté d’un village ou d’une tribu rassemblée à l’occasion d’une prise de décision collective importante, ou bien dans une assemblée de citoyens élus au sein d’un parlement, ou qu’il s’agisse des paroles prononcées publiquement par des dirigeants pour présenter, justifier leurs décisions.
Nous employons ici le mot paroles au pluriel, mais la parole doit être entendue au singulier, comme une spécificité de l’homme, dans le règne animal, tout comme la politique est spécifique à la vie collective de cet animal social particulier qu’est l’homme. Aristote disait que l’homme est un animal politique (zôon politikon) précisément parce qu’il est doué de logos, qu’il est un zôon logikon. Certes on a l’habitude de traduire zôon logikon par animal raisonnable ou encore par animal rationnel, car logos signifie à la fois parole et raison; mais on pourrait tout aussi bien traduire zôon logikon par animal parlant. L’homme est un animal politique parce qu’il est doué de parole.
Et c’est bien parce que l’usage de la parole (éventuellement soutenu par des qualités oratoires et les armes de la rhétorique) est essentiel à la vie politique que le mensonge aussi est prégnant dans la vie de la cité: les dirigeants politiques sont d’autant plus enclins au mensonge qu’ils masquent éventuellement la façon dont ils abusent de la confiance que leur accordent les citoyens. Mais le mensonge en politique n’est pas une fatalité. Refonder la parole en politique, c’est lui donner pour fondement et pour horizon une exigence de vérité. Est-ce simplement un vœu pieux?
1. L’homme est un animal parlant
Interrogeons-nous pour commencer sur le terme parole.
Seul de tous les animaux, l’homme parle. Les animaux communiquent mais ne parlent pas.
Il existe pourtant un langage animal. Il existe un langage chez les mammifères supérieurs, chez les cétacés (les dauphins et les baleines…), chez les oiseaux, il existe même un langage des abeilles. Les animaux s’envoient des signes utiles à leurs actions vitales. Il est vital de communiquer en particulier pour les animaux dits sociaux, forts nombreux; leur survie dépend de la cohésion du groupe et de l’interaction entre les membres du groupe (cf. les éléphants, les loups…). On n’entrera pas dans le détail; l’étude des langages animaux relève de l’éthologie. Simplement, sachons différencier langage et parole.
La parole, propre à l’homme, est principalement une activité symbolique. Qu’est-ce que cela signifie? Un symbole n’est pas simplement un signe. Les animaux s’envoient des signes utiles à leurs actions vitales. Il est vital en effet de communiquer. L’homme est aussi un animal qui communique, qui signifie à l’autre ce dont il a besoin, qui signale un danger, etc.; il communique alors par signes. Ces signes peuvent être vocaux comme lorsque je me mets à crier, ou lorsque je dis «Attention!»: je parle alors moins que je n’émets un avertissement; les signes peuvent être muets mais visibles, visibles éventuellement de loin, comme des signaux de fumée, ou encore comme les signaux lumineux d’un phare, ou l’envoi d’une fusée de détresse en pleine mer, etc.
Le symbole est plus qu’un signe, plus qu’un signalement, qu’une indication. Il exprime une valeur. Prenons deux exemples: celui de l’amour et l’amitié d’un côté, celui de la mort, de l’autre.
1. Signifier à l’autre qu’on l’aime, signifier un désir amoureux est d’une très grande complexité: il ne suffit pas de dire «Je t’aime», il y a mille manières de le dire, dont certaines sonnent faux. On recourt à des actions symboliques… dont on n’est pas nécessairement conscient. Une invitation au restaurant, un cadeau, un poème, une tenue… autant de choses qui nous valorisent aux yeux d’autrui et qui valorisent celle ou celui qu’on aime. Le mariage est un acte symbolique, avec le passage mutuel d’alliances, avec les paroles du maire, du prêtre, du pasteur, etc. Les paroles sont chargées symboliquement, comme celles que s’adressent les mariés ou comme celles que prononcent les officiants.
Cela est valable aussi pour l’amitié, ou encore l’hospitalité. Des paroles prononcées, les gestes accomplis ont une valeur symbolique. Il y a des gestes, des conduites dont on dit précisément qu’ils ou qu’elles parlent.
2. Quant à l’événement d’une mort, il entraîne des rites, des conduites symboliques (les rites funéraires, comme on sait, apparaissent dès la préhistoire et sont les premiers signes d’une appartenance à l’humanité). Aujourd’hui, ces rites impliquent des paroles prononcées, celles de l’officiant, ou des témoins endeuillés, des paroles avec une charge symbolique forte…
La vie quotidienne n’échappe pas à des échanges parlés qui ont une portée symbolique dont on n’a pas nécessairement conscience. Le fait qu’on assigne au langage un rôle purement fonctionnel, en lui retirant toute puissance symbolique, sous l’influence d’une vision utilitariste et positiviste, relève d’une belle méprise (qu’un Wittgenstein par exemple a repérée lui-même, alors que dans sa jeunesse il réfléchissait exclusivement à la capacité du langage de dire ou non ce qui est). C’est que les mots ne dénotent pas simplement une chose et seulement une chose, les mots parlent. C’est d’ailleurs sur ce pouvoir évocateur des mots, si je puis dire, sur leur valeur connotative et non simplement dénotative que la poésie joue. Heidegger disait «La parole parle», expression redondante dont on se demande quel sens elle peut avoir au prime abord, mais qui prend tout son sens si on songe par exemple à la poésie, ou même en général à la poésie d’une langue quand on l’entend parlée… Demandons-nous ce que serait l’humanité sans poésie!
À travers la parole échangée passent toute sorte d’idées, de sentiments, d’états d’âmes auxquels chacun accorde spontanément une valeur. Une parole n’est pas simplement faite de signes renvoyant de manière univoque à une chose, à un état de fait déterminé, au même titre qu’un langage informatique, par exemple, elle est d’abord une adresse à l’autre dans une interactivité complexe (conjugale, familiale, amicale, professionnelle, sociale en général). Comme disait Wittgenstein, «Il n’y a pas d’usage privé du langage». Et même quand je veux juste signaler quelque chose à quelqu’un, comme lorsque je lui demande de fermer la porte, par exemple, parce qu’il fait froid, il y a une manière de le dire… qui peut être rude, impérieuse, ou au contraire polie, courtoise, etc.; la manière de le dire est parlante, parlante sur la nature du rapport qui me lie à l’autre.
2. Le règne raisonnable de la parole en politique
Lisons à présent de plus près un extrait du passage de la Politique (I,2) d’Aristote que nous évoquions en commençant:
«… L’homme est par nature un animal politique (…). Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain, et l’homme, seul de tous les animaux, possède la parole (logos). Or tandis que la voix (phonè) ne sert qu’à signaler (sèmainein) la douleur ou le plaisir, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur), la parole sert à exprimer (dèloun) l’utile et le nuisible, et par suite aussi, le juste et l’injuste.»
Phonè signifie plus précisément l’émission de sons (le terme voix est une mauvaise traduction). Sèmainein signifie bien signaler, indiquer, et dèloun signifie rendre manifeste…
Ne revenons pas sur la différence entre l’homme et les animaux, mais prenons au sérieux la remarque finale: «La parole sert à exprimer l’utile et le nuisible, et par suite aussi, le juste et l’injuste»; il s’agit de ce qui est utile ou nuisible, avantageux ou désavantageux, pour la cité, et non pour un individu isolé; et ainsi la parole permet de déterminer ce qui est juste ou injuste, puisque la justice est ce qui permet de vivre convenablement ensemble. Aristote songe aux délibérations qu’il peut y avoir dans la cité athénienne: à la boulè (au conseil qui gouverne), à l’ecclèsia (à l’assemblée des citoyens qui légifèrent), à l’héliée, formé d’un jury populaire… Discuter, délibérer, décider, voilà qui relève du logos, c’est-à-dire autant de la parole que de la raison.
Que la parole ait une fonction symbolique n’implique pas qu’elle soit coupée du réel puisqu’elle forge de fait le vivre ensemble, ni qu’elle n’ait pas une fonction épistémique dans la mesure elle vise à savoir, en commun, où est le meilleur ou le pire, le juste ou l’injuste.
Mais s’il s’agit de savoir ce qu’il est bon de faire, ou ce qu’il est juste de décider, ce savoir ne relève en rien d’une science théorique, comme les mathématiques, qu’on peut pratiquer à la limite seul – à la limite, car même l’activité scientifique la plus dure (au sens où on parle de sciences dures) suppose des échanges avec d’autres chercheurs. Il relève d’une sagesse pratique, selon Aristote, d’une «prudence» (d’après la traduction habituellement donnée au terme phronèsis employé par Aristote pour désigner ce savoir pratique); or cette «prudence», on peut la posséder grâce à des dons et un talent personnels (d’où de grandes figures politiques, comme Périclès, pour rester dans l’Antiquité), mais on peut aussi l’acquérir en commun, dans l’exercice partagé du logos dans une assemblée, au tribunal. Car, toujours selon Aristote, la «prudence» ou le discernement politique ne vise pas à départager ce qui est vrai ou ce qui est faux dans l’absolu (comme en mathématiques), mais à déterminer et à décider ce qu’il y a vraisemblablement de mieux à faire, ou à décider ce qu’il est juste de faire; il ne s’agit pas de démontrer ce qui est juste comme on démontre la vérité d’un théorème, il s’agit de convaincre de qu’il est juste de décider, dans une assemblée publique ou lors d’un procès, et pour ce faire on use du pouvoir de la parole. Aristote ne condamne pas comme Platon l’usage de la rhétorique ou de l’éloquence.
On voit aussi, bien sûr, comment le mensonge peut s’insinuer dans une plaidoirie, une accusation lors d’un procès, ou comment la manipulation peut s’inviter lors d’une délibération dans une assemblée de citoyens ou d’élus, etc. Mais avant de parler de mensonge, comprenons qu’on ne peut pas être dans la froideur d’une communication qui ne véhicule que des informations factuelles, lorsqu’on participe à une assemblée publique, que celle-ci ait un caractère politique ou judiciaire; il est important de parler, de bien parler, pas nécessairement pour tromper son monde mais pour convaincre de ce qui est juste, même s’il s’agit aussi d’énoncer ou de rappeler des faits. Cela était vrai dans l’Antiquité grecque ou romaine, où la rhétorique avait une place primordiale; cela reste vrai dans les républiques modernes depuis la Révolution française jusqu’à aujourd’hui (on pourrait citer les grands orateurs comme Mirabeau, Jean Jaurès, et tant d’autres). La politique moderne est marquée par des grands discours, comme ce fameux discours de Martin Luther King devant une foule immense en 1963 à Washington, dont la photo illustre l’invitation à notre journée.
3. Le règne de la violence en politique, non sans parole pour tenter de la légitimer
Mais on peut s’étonner qu’avec Aristote, nous insistions sur le rôle central de la parole dans la vie politique quand on retient surtout de la politique qu’elle est le lieu d’exercice d’une grande violence, celle de guerres sanglantes, comme celles qui ont marqué terriblement le 20e siècle, celle qui a été exercée récemment par le nazisme, le stalinisme, le maoïsme, les Khmers rouges… sur les populations civiles elles-mêmes, celle des rapports de force entre pays riches et pays pauvres depuis au moins deux siècles. Et nous subissons aujourd’hui la violence politique du néo-libéralisme, car c’est bien des décisions politiques qui ont amené à la fin d’une régulation du capitalisme mondial mise en place au lendemain de la Seconde Guerre, et ce pour le pire plutôt que pour le meilleur.
On peut définir de façon générale la politique par une forme de violence spécifique à l’homme.
Max Weber définissait ainsi la politique, dans La profession et la vocation du politique (1919) (1):
«Qu’entendons-nous sous le terme ‘politique’? (…) Nous n’entendons aujourd’hui sous cette notion que ceci: la direction ou l’influence exercée sur la direction d’un groupement politique, aujourd’hui par conséquent d’un État.
(…) L’État est cette communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé (le territoire appartient à sa caractérisation), revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime.
L’État est un rapport de domination exercé par des hommes sur d’autres hommes, et appuyé sur le moyen de la violence légitime (ce qui signifie: considérée comme légitime).»
Que l’État ait le monopole de la violence légitime, cela signifie que personne dans l’État ne peut s’autoriser d’elle-même à user de violence; si un individu use de violence, s’il possède une arme par exemple chez lui (soit parce qu’il est un policier, soit parce qu’il a un permis de chasse…), c’est que l’État l’y autorise. Seul l’État détient le droit d’user de violence (physique) ou de la permettre.
Maintenant, c’est le terme légitime qui pose question. Max Weber dit: l’État est un rapport de domination s’appuyant «sur le moyen de la violence légitime (ce qui signifie considérée comme légitime)». La parenthèse est importante. Pour qu’une domination soit légitime il faut qu’elle soit considérée par ceux qui la subissent (par les citoyens d’un État moderne) comme légitime. Dès lors, ceux qui dominent – les dirigeants politiques – doivent être reconnus comme légitimes.
Rappelons que selon Max Weber, il existe trois sources de légitimité: l’ancienneté des institutions, la légalité des institutions (leur constitutionnalité) et le charisme d’un dirigeant. Les trois sources se mélangent en général. Ne rentrons pas dans le détail, mais nous comprenons d’emblée qu’il n’y a pas de pouvoir politique qui, pour être reconnu comme légitime, ne s’appuie sur des symboles (sur des rites symboliques, comme les fêtes nationales remémorant un passé fondateur…), sur un décorum, un apparat, une solennité qui renforcent le pouvoir symbolique des institutions en place, ou qui ne s’appuie sur l’impact des paroles et des discours éventuellement charismatiques d’un dirigeant, ou de quelqu’un qui cherche à le devenir.
C’est ici que le mensonge aussi peut se glisser. Pour un Pascal, dont on connaît la vision pessimiste, tout pouvoir politique repose en réalité sur la force, sur une prise originelle du pouvoir par la force, mais qu’il faut ensuite faire paraître légitime, en s’adressant à l’imaginaire des humains. Le mensonge est inéluctable, car du fait de la condition pécheresse de l’homme, il n’est aucun pouvoir qui ne soit juste dans l’absolu; la justice parfaite n’est pas de ce monde, ici elle varie selon les temps et les lieux: «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà».
«Le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper (…) Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut pas qu’elle ne prenne bientôt fin.» (Pensées, §294)
«Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il faut lui dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue.» (Pensées, § 326)
Pascal est un conservateur. L’ordre politique ne peut jamais être parfaitement juste, il repose à la fois sur la force et un mensonge pour le faire paraître juste, mais il est inutile de vouloir chercher à le renverser au nom de la justice, car les hommes en réalité ignorent la justice avec un grand J. «La justice est sujette à dispute», car «il y a toujours des méchants», alors que «la force est très reconnaissable et sans dispute», dit encore Pascal. Surtout pas de sédition ou de révolution qui amènera plus de maux que l’acceptation de l’ordre politique présent, nécessairement imparfait.
L’usage de la parole en politique est-il condamné à l’exercice du mensonge, sous des formes variées, pour donner une apparence de légitimité à un pouvoir en place qui reposerait toujours sur un rapport de domination (militaire, économique…)?
Nous ne pouvons pas nous contenter de cette résignation à l’injustice, ni à la fatalité du mensonge. Nous avons défini, avec Aristote, la politique par l’exercice partagé de la parole. Une parole au service de la justice dans la cité est-elle nécessairement une chimère?
Lire le deuxième volet de l’intervention de Bernard Piettre.
Illustration: preuve qu’une «parole au service de la justice dans la cité» n’est pas «nécessairement une chimère», Martin Luther King prononçant le «I Have a Dream» le 28 août 1963 à Washington (photo Rowland Scherman, National Archives and Records Administration).
(1) Politik als Beruf, l’une des deux conférences (avec La profession et la vocation de savant, Wissenschaft als Beruf, 1917) qui composent le recueil de 1919 Geistige Arbeit als Beruf, traduit en français par Julien Freund en 1959 sous le titre Le savant et le politique (nouvelle traduction chez La Découverte Poche, 2003).