Paroles des experts ou paroles des citoyens?
Le public étant passif et aisément manipulable, sa parole doit-elle être négligée au profit de celle des experts ou au contraire, a-t-il les capacités pour s’informer et participer au débat, tout autant que les experts? Ce débat de fond entre deux grands penseurs américains de l’entre-deux guerres, Walter Lippmann (l’un des fondateurs du néolibéralisme) et John Dewey (lui à la base du libéralisme démocratique à l’anglo-saxonne) est toujours d’actualité depuis et aide à comprendre ce qui se joue entre les citoyens et leurs représentants.
Intervention prononcée lors de la journée du Christianisme social Refonder la parole politique du 23 octobre 2021.
Le néolibéralisme est à la fois une doctrine, une rationalité politique, une période de l’histoire du capitalisme. Comme doctrine, le néolibéralisme est un courant d’idées qui prend ses origines dans la crise du libéralisme au moment de l’entre-deux-guerres. Le mot de néolibéralisme s’est imposé dans les débats du colloque Lippmann qui s’est tenu à Paris du 26 au 30 août 1938 (1). Le néolibéralisme est aussi, comme l’a montré Foucault dans Naissance de la biopolitique (cours de 1978 et 1979 (2)), une rationalité politique nouvelle: loin d’être un retour au libéralisme classique et de prescrire un retrait de l’État au profit du marché, le néolibéralisme est une politique de construction volontariste qui a pour spécificité de viser à produire une société de marché et un nouveau type de subjectivité. Cette rationalité politique a pris tout son essor avec les politiques publiques apparues dans les années quatre-vingt avec Reagan et Thatcher et avec le Traité de Maastricht, autrement dit avec le capitalisme néolibéral, phase actuelle du capitalisme succédant au capitalisme industriel keynésien-fordiste.
Public intrinsèquement incompétent (selon Lippmann)…
Walter Lippmann (1889-1974) est un des principaux penseurs à l’origine du néolibéralisme; son livre The Good Society (paru en 1937 et traduit en français en 1938 sous le titre La cité libre) a eu une influence décisive sur le courant néolibéral et a été à l’origine du colloque Lippmann de 1938. Réfléchissant dans les années vingt sur son activité de journaliste et sur son expérience de la propagande au moment de la guerre de 1914-1918, Lippmann (qui a eu une formation philosophique au pragmatisme de William James) se lance dans une recherche sur l’opinion publique. Il publie Public Opinion en 1922, puis en 1925 The Phantom Public (Le Public fantôme), dont Dewey fait un compte-rendu. En 1927, ce dernier répond à Lippmann en publiant Le Public et ses problèmes. Le public est-il un fantôme (Lippmann) ou bien un public peut-il se reconstruire (Dewey)? Autrement dit: est-ce que seule compte la parole des experts ou bien est-ce que compte aussi la parole des citoyens ordinaires ?
Lippmann tient pour illusoire l’idée du citoyen compétent dans les affaires publiques. Selon lui, le public est passif et il est impossible qu’il puisse devenir acteur. Cette impuissance à agir tient à la nature psychique, fondamentalement irrationnelle, des êtres humains. Lippmann a été marqué par le retournement de l’opinion publique américaine au moment de la première guerre mondiale: d’abord pacifiste, cette opinion a finalement consenti, sous l’influence de la propagande, à l’entrée en guerre des États-Unis. Ce fait est à l’origine de la réflexion de Lippmann et de sa thèse selon laquelle le public est par nature manipulable et la manipulation la source de toute opinion publique. Lippmann analyse les mécanismes psychologiques de la production de l’opinion publique. L’individu n’a pas directement accès au monde; entre lui et le monde s’intercale un filtre d’images privées et de représentations collectives: ce qui rend impossible, pour la masse des êtres humains, une connaissance rationnelle du monde. Les représentations collectives se forment à partir des «images que les hommes ont dans leur tête», ces images dépendant elles-mêmes des émotions. Dans le monde politique, l’opinion publique est fabriquée par la manipulation de ces émotions. Lippmann en tire comme conséquence qu’il faut recourir aux experts. Entre le public incompétent et le gouvernement s’interposent les experts, lesquels sont au service du gouvernement, et non pas du public. De par leur éducation scientifique et morale, ces experts constituent une élite qui est censée échapper aux mécanismes psychologiques auxquels la masse du peuple est assujettie.
Lippmann est lucide sur l’influence de la propagande; mais, en réduisant la constitution de l’opinion publique à un mécanisme psychologique qui amalgame la formation des images et des symboles sur le plan individuel et leur manipulation sur le plan collectif, il dénie toute autonomie à la sphère publique. Ce psychologisme rend impossible une analyse politique des opinions en tant que jugements issus de la discussion publique et des relations d’association dans le cadre d’institutions politiques qui assurent la liberté d’expression et de communication (en particulier par le pluralisme de la presse).
Dans Le public fantôme, Lippmann redéfinit les fonctions du public. Il veut substituer à l’idéal inaccessible du citoyen souverain et omni-compétent un idéal atteignable et enseignable. Pour former un citoyen universellement compétent, il faudrait une éducation encyclopédique et synchrone avec l’évolution de la société. Or «les professeurs ne peuvent anticiper les questions qui se poseront demain» (3). En quoi consisterait alors une démocratie fonctionnant sur une base réaliste? Lippmann rejette «le précepte que pour remédier aux maux de la démocratie, il faudrait plus de démocratie» (4). Il résume ainsi sa thèse: «Les membres du public, spectateurs de l’action, ne peuvent intervenir efficacement sur le fond du débat. Ils jugent de l’extérieur et ils ne peuvent faire plus que de soutenir un des partis concernés. » (5). L’auteur fonde sa réflexion sur une distinction entre spectateurs et acteurs. Comme le note Bruno Latour dans sa préface, «cette distinction ne recoupe pas celle entre les gouvernés et les gouvernants» (6). En effet, nous sommes tous compétents sur les choses auxquelles nous sommes directement intéressés et ignorants sur tout le reste: «Tout dépend des questions traitées: tel, acteur dans un domaine, est spectateur dans l’autre» (7). Si par exemple je suis fermier, je suis acteur dans les problèmes agricoles, mais spectateur pour les problèmes de l’industrie automobile; si je suis ingénieur, je suis acteur dans les problèmes industriels, mais spectateur pour les problèmes agricoles. Cette relativité des rôles caractérise le monde socio-économique; dans le domaine politique par contre, la distinction entre acteurs et spectateurs coïncide avec celle entre gouvernants et gouvernés.
Le public est intrinsèquement incompétent; un public de citoyens souverains et compétents n’existe pas, ce n’est qu’un fantôme. Le public est nécessairement extérieur aux problèmes, il est incapable de se prononcer sur le fond et il ne peut être lui-même acteur.
… Ou public qui peut apprendre (selon Dewey)?
John Dewey reprend à son tour le problème du public dans son livre Le Public et ses problèmes. Le développement des technologies (en particulier les moyens de communication), de l’industrie et du commerce a produit une complexification et une extension mondiale des relations d’interdépendance entre les États et les groupes sociaux: la Grande Société (8). Cette Grande Société a désintégré les communautés traditionnelles sans engendrer la Grande Communauté; les individus, dans la mesure où ils conservent les idées et les pratiques liées à la vie en petites communautés, se retrouvent désorientés et impuissants. Dewey s’accorde avec Lippmann sur le fait de l’inexistence d’une opinion publique effective; mais il l’interprète comme une «éclipse du public» (9), alors que Lippmann parle de «public fantôme». Pour Dewey, l’incompétence du public ne lui est pas intrinsèque, elle est un problème social et intellectuel, qui tient notamment à l’émergence de la Grande Société. Mais à quelles conditions le public peut-il se trouver lui-même?
Dewey part de la distinction entre le privé et le public. Cette distinction ne peut être fixée a priori et de façon intangible car elle dépend, non pas de la nature des actions, mais de leurs conséquences. Lorsque celles-ci sont directes et confinées aux acteurs eux-mêmes, on est dans l’ordre du privé; lorsque les conséquences sont indirectes, importantes, durables et qu’elles concernent des personnes étrangères à ces actions, on est alors dans l’ordre du public. En ce sens, le public existe réellement: il est engendré chaque fois qu’une action a des conséquences indirectes importantes, mais «en lui-même, il est inorganisé et informe» (10). Le public en soi est d’abord un public passif, c’est-à-dire un public qui ne fait que subir les effets des activités menées par d’autres. Le public doit prendre conscience de lui-même en s’emparant du problème et en identifiant un intérêt commun entre les individus affectés par ce problème. On pourrait dire, en utilisant un langage qui n’est pas celui de Dewey, que, de public en soi, le public doit devenir un public pour soi.
Comme on le voit, Dewey défend une thèse opposée à celle de Lippmann. Pour ce dernier, le public ne peut être qu’extérieur au problème et il y a d’un côté ceux qui savent et de l’autre ceux qui ne savent pas, alors que, pour Dewey, ceux qui savent ne savent pas tant que ça et ceux qui ne savent pas peuvent apprendre. Le public s’éduque lui-même en se constituant comme public, il se forme en même temps qu’il transforme la situation. Cette auto-éducation est rendue possible d’une part par les technologies de communication et d’autre part par les sciences sociales et l’enquête sociale. Les outils de communication dont nous disposons désormais rendent possibles, comme jamais auparavant, la constitution et la diffusion des connaissances. La connaissance n’est pas une affaire individuelle, mais elle est d’emblée coopérative et sociale.
Lippmann a raison de dénoncer comme illusoire l’idée de l’individu omnicompétent; mais le problème du public ne se pose pas en ces termes et on ne peut pas conclure de l’incompétence de l’individu à celle du public. L’intelligence est sociale: elle est «incarnée», écrit Dewey, «dans des instruments, des ustensiles, des dispositifs et des technologies que des intelligences moyennes n’auraient pu produire, mais qu’elles peuvent désormais utiliser intelligemment». Dans le processus d’auto-construction du public, les sciences sociales jouent un rôle essentiel à travers l’enquête sociale. Celle-ci n’a pas seulement pour but la connaissance d’une situation sociale, mais elle vise aussi à agir sur cette situation. Elle est l’outil privilégié de la démocratie car elle rend possible cette connaissance partagée et cette compréhension commune qui sont une condition de l’existence d’un public effectif: «La communication des résultats de l’enquête sociale est la même chose que la formation de l’opinion publique» (11). La science n’est véritablement connaissance que dans la communication, c’est-à-dire lorsqu’elle est publiée et accessible. En tant que spécialité, les sciences sociales et l’enquête sociale relèvent d’experts. Mais Dewey dénonce la constitution des experts en une classe spécialisée d’intellectuels coupés des masses et monopolisant les connaissances. Les experts doivent être au service du public et non pas, comme le pense Lippmann, au service du gouvernement: «Il n’est pas nécessaire que la masse dispose de la connaissance et de l’habilité nécessaires pour mener les investigations requises; ce qui est requis est qu’elle ait l’aptitude de juger la portée de la connaissance fournie par d’autres sur les préoccupations communes» (12). La libre communication, l’enquête réalisée sans entraves et la publicité complète des résultats sont donc des conditions préalables pour que le public puisse se trouver lui-même et s’organiser démocratiquement. Au secret, à la partialité et à la propagande – autrement dit à la manipulation qui, pour Lippmann, est la source de l’opinion publique – Dewey oppose la communication, l’enquête et la publicité.
En conclusion, pour Lippmann, le public ne peut être que spectateur car il ne peut ni s’approprier un problème ni juger les arguments des hommes politiques ou des experts. Les ouvrages de Lippmann sur le public et l’opinion publique sont une contribution importante à la constitution du néolibéralisme. Au contraire, en montrant que par l’éducation, la communication, la discussion, l’enquête sociale et la publicité des connaissances, un public peut se reconstruire, Dewey indique la voie pour la démocratisation de la démocratie: «Le remède aux maladies de la démocratie est davantage de démocratie» (13).
Illustration: Walter Lippmann et John Dewey (photos Library of Congress).
(1) Colloque organisé autour de Walter Lippmann à l’occasion de la sortie de son livre La cité libre. Il rassembla plus d’une vingtaine de penseurs et d’économistes soucieux de rénover le libéralisme qui semblait alors très menacé par la montée du totalitarisme et des écononomies planifiées.
(2) Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France 1978-1979, Gallimard/Seuil, 2004.
(3) Walter Lippmann, Le Public fantôme (The Phantom Public, 1925), présenté par Bruno Latour, traduction de Laurence Decréau, Démopolis, 2008, p.64.
(8) Cf. Le livre de Graham Wallace, The Great Society: A Psychological Analysis, paru en 1914 et dédié à Lippmann.
(9) John Dewey, Le Public et ses problèmes (The Public and its Problems, 1927), traduit et préfacé par Joëlle Zask, Publications de l’université de Pau/Farago/Léo Scheer, 2003, p.129.